Voilà un roman graphique qui donne envie de revisiter la riche et non moins tourmentée discographie de la moins connue des grandes légendes de la musique afro-américaine: Gil Scott-Heron. Et cela, il le fait en revisitant l’histoire américaine des cinquante dernières années à la lumière des textes tranchants du maître du spoken word et à travers la quête improbable d’un reportage.
Ce sont deux Français qui ont appris les premiers à New York la mort du chanteur et musicien afro-américain Gil Scott-Heron le 27 mai 2011, à 62 ans. Cela en dit aussi long sur le degré d’isolement qu’avait été le sien durant le dernier tiers de sa vie comme de la notoriété durable qu’il avait acquise en France.
„A la recherche de Gil Scott-Heron – le parrain du rap“ s’ouvre au moment, où la journaliste Dorothée Nolan et le documentariste Thomas Mauceri entrent dans le logement de la légende qui vient de mourir des conséquences d’un corps affaibli et d’un parasite attrapé en Europe du Nord lors d’une tournée qui devait être celle de la renaissance. Un an plus tôt, Gil Scott-Heron avait enregistré un album inespéré, à sa sortie de prison, d’où émergeait le merveilleux et prophétique „New York is killing me“. C’était seize ans après son dernier opus et une traversée du désert accompagnée d’une flopée d’addictions.
Destins croisés
Ce jour-là de mai 2011, le documentariste comprend que son documentaire sur le prince du spoken word n’aura pas lieu. Et onze ans plus tard, sous une forme qui paraît si évidente après coup, où le crayon pallie l’absence d’images, il réussit à faire d’une improbable mésaventure un hommage vibrant à Gil Scott-Heron. Le roman graphique raconte la généalogie de cette occasion manquée, qui se nourrit à la fois de l’histoire du chanteur New-Yorkais d’adoption, et l’histoire d’une passion du réalisateur. Les deux histoires ont pour point commun d’être marquées en profondeur par la vie politique américaine et ces grands moments d’espoir et de basculements que sont les élections présidentielles.
En 2000, Thomas Mauceri, afro-descendant, décide d’aller étudier le cinéma aux Etats Unis, parce qu’il aime le cinéma américain des années 70 et parce qu’il veut se confronter à la culture afro-américaine dont il se sent proche. Il arrive en pleine campagne électorale, durant laquelle Al Gore est en train de perdre du terrain et où on ose croire à l’horreur d’une élection du fils Bush. Thomas Mauceri aime le rap et casse les oreilles de ses amis de fac en passant toujours les mêmes disques. Alors quand un de ses amis lui passe un disque de Gil Scott-Heron, il est scotché. Et ce qu’il entend lui permet de comprendre l’actualité du pays mais aussi sa propre actualité. Atterri dans une petite ville du New Hampshire, le jeune homme se voit confronté aux insultes insupportables de suprémacistes blancs. Or, la condition des Noirs traverse de bout en bout la discographie de Gil Scott-Heron.
„The revolution will not be televised“
Chez Gil Scott-Heron, il y a les mots. Un de ses amis dit de lui qu’„il pouvait transformer l’annuaire en poème“. Mais il y a aussi la musique: le blues, le jazz, la soul et même le reggae. „Les mots sont importants pour l’esprit, les notes le sont pour l’âme“, avait-il l’habitude de dire. Le succès phagocytant de „The revolution will not be televised“ sur son premier album „125th and Lenox“ fait de bric et de broc, enregistré en 1970, dans des conditions du live, son producteur Bob Thiele l’a entouré des meilleurs musiciens de jazz, venus s’ajouter à son fidèle ami de fac et compositeur avec lui de ses chansons, Brian Jackson, pour concocter deux albums-pépites, „Pieces of a man“ (1971) et „Free Will“ (1972)
Les années 70 sont un enfilement de perles musicales. Gil Scott-Heron écrit des choses graves sur une musique entraînante, et le crayon de Seb Piquet rend très bien par ses couleurs chatoyantes et l’inquiétude des personnages cette ambiance. Sur l’un de ses plus grands succès, „The bottle“, il fait danser l’Amérique entière sur un mal qui ronge les ghettos noirs américains. „Il s’agit de faire danser les gens sur des cadavres pour reconstruire un monde meilleur dans le souvenir des disparus“, écrit joliment Thomas Mauceri.
Il s’agit de faire danser les gens sur des cadavres pour reconstruire un monde meilleur dans le souvenir des disparus
„The révolution will not be televised“ restera sans doute le morceau le plus mal compris de ce pacifiste convaincu, aussi radical et incompris qu’un texte de Guy Debord, note Thomas Mauceri. Ce n’est pas un appel à la révolution, mais bien plutôt une critique de la société de consommation. Elle est aussi le prolongement d’une chanson-culte d’un groupe que cette publication aide à réhabiliter, à savoir les Last poets, que Gil Scott-Heron a rencontré lors de leur passage dans son université.
C’est un poète et satire visionnaire. La chanson „h2ogate“ sur le président Nixon aide Thomas Mauceri pour comprendre l’élection du président Bush. Mais aucune chanson n’a anticipé l’inconcevable 11 septembre qui le convainc à rentrer en France illico. Dans l’avion du retour, il trouve un journal dans lequel il est question d’une condamnation prochaine de Gil Scott Heron pour détention de cocaïne. C’est un signe. Il décide qu’il fera un documentaire sur la grande découverte musicale de son année passée aux Etats-Unis.
„Si vous êtes noir, vous êtes de toute façon en danger“
C’est en 2008, après avoir bouclé un documentaire sur les cheveux crépus, „Mouton noir“, qu’il pense enfin pouvoir commencer son film, dans lequel il suivrait Scott-Heron durant ces jours qui précèdent la victoire imminente de Barack Obama aux élections, puis le baladerait dans les coins de New York importants pour lui et/ou pour l’histoire américaine. C’est encore loupé. Sur place, la réalité est tout autre. New York semble divisé entre „ceux qui l’ont connu et n’ont plus de ses nouvelles et ceux qui le connaissent et ne veulent pas [le] mettre en contact avec lui“.
En 1984, lors d’une de ses rares apparitions à la télé, alors que Jesse Jackson a annoncé sa candidature aux primaires démocrates. Gil Scott-Heron observait: „Il y a encore quelques années, les noirs couraient pour sauver leur peau. Aujourd’hui, ils courent pour devenir président. C’est un pas dans la bonne direction.“ A la journaliste qui lui demandait s’il ne prenait pas des risques avec ses prises de positions politiques, il répondait: „Aux Etats-Unis, si vous êtes noir, vous êtes de toute façon en danger. Donc autant s’exprimer et prendre ce risque plutôt que ne rien dire et être quand même en danger.“
C’était peu avant une première disparition artistique qui durerait dix ans et durant laquelle un nouveau courant musical s’installerait dans la communauté afro-américaine, un courant qui se revendiquerait de lui: le rap. On dit des Last Poets qu’ils en furent les pionniers et de Gil qu’il en est le parrain. Il s’en amusait: „Si je suis le parrain du rap, faut que je parle à la marraine, parce que les gamins font vraiment n’importe quoi.“ Et, quand il signe son retour en 1994 avec l’album „Spirits“, il ouvre le disque avec un „Message to the messengers“ acerbe adressé aux rappeurs. C’est ce que rappelle l’indispensable rétrospective que la journaliste Dorothée Nolan consacre au poète pour parachever un roman graphique qui se révèle sous toutes ses formes comme une entreprise mûrement réfléchie et passionnante.
Infos
A la recherche de Gil Scott-Heron – le „parrain du rap“
Editions Les arènes BD, 225 pages, 26 euros
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