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Le rôle du curateur dans l’artFaire parler les œuvres

Le rôle du curateur dans l’art / Faire parler les œuvres
Clément Minighetti, commissaire d’exposition/curateur au Mudam: „Il faut donner des clés de compréhension, sans jamais enfermer l’œuvre, mais pour permettre de rebondir, ouvrir et converser“ Photo: Simon Verjus (Mudam Luxembourg)

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L’aspiration à transmettre des idées à travers la mise en scène spatiale de différentes œuvres d’art n’est pas nouvelle. Mais que l’on dédie cette tâche à une personne en particulier, qu’on en fasse une spécialité l’est bien davantage. Tout comme le poste de conservateur à la fin du XIXe siècle dont il est né, la fonction de curateur s’est institutionnalisée sur le tard, un siècle plus tard.

Si le curateur est devenu un métier à part entière, c’est qu’il a répondu à un besoin nouveau. „Avant 1800, peu de gens fréquentaient les expositions. Désormais, ils sont des millions chaque année. C’est un média de masse et un rituel. Le curateur l’organise de manière que cela devienne une expérience extraordinaire, plutôt que de simples illustrations ou des livres déployées dans l’espace“, écrivait le curateur Hans Ulrich Obrist, en 2014 dans The Guardian, un temps considéré comme l’homme le plus influent dans le monde de l’art. 

„Le curateur est celui qui programme des expositions en pensant son projet de manière élargie, en réfléchissant à ses contextes de création, de réflexion et de diffusion“, explique Clément Minighetti, curateur en chef du Mudam. „Il fait le lien entre ces deux pôles que sont l’émission et la réception, à l’endroit où se déroulent la rencontre, la conversation et le débat.“

Le curateur doit être informé de la création, se nourrir des échanges et rencontrer les artistes. Néanmoins, le rôle primordial quand il travaille dans une institution est d’agir en accord avec le rôle de cette dernière. „Le musée est une caisse de résonance des tremblements du monde, du Tout-monde d’Edouard Glissant. C’est un lieu qui fait débat, en prise avec les avancées sociales, qui doit aussi représenter les besoins de justice sociale, de tolérance, ouverture et bienveillance“, poursuit Clément Minighetti. 

Le rôle du curateur doit porter un regard rétrospectif, sur histoire de l’art, et prospectif, en allant vers l’avant, pour concilier les conditions d’émission et de réception. Quand il a commencé sa carrière au Mudam à la fin des années 90, on parlait de globalisation et de pluralité. Désormais, on est à une époque où il n’y a plus de grand récit et où l’attention est portée sur l’altérité. La définition du musée a évolué, il est toujours question de conservation et de transmission, mais maintenant, on parle d’inclusivité, d’immatérialité. Le curateur doit avoir cela en tête. „Il faut donner des clés de compréhension, sans jamais enfermer l’œuvre, mais pour permettre de rebondir, ouvrir et converser.“

Clément Minighetti est passé par une formation dans l’art et la théorie. „Il y a une pluralité de commissaires qui tirent chacun leur background. Certains vont être des philosophes, des intellectuels intéressés par le commissariat. Un curateur n’est pas un intellectuel dans le sens d’un universitaire. Il travaille avec la matière du savoir et la matière du sensible.“ 

„Il me faut un retour“

Il existe des artistes qui refusent l’intervention de curateurs. Serge Ecker n’est pas de ceux-là. „D’autres artistes répondent à un certain mouvement représenté par tel artiste. Moi, je fais des choses parce que j’ai envie de les faire. Il me faut un retour. Je sais ce que je pense, alors je suis ravi quand je peux avoir un dialogue avec un curateur qui a une culture particulière et peut mettre en contexte mes œuvres. C’est là que je vois la valeur ajoutée des curateurs, dans cette capacité à tisser un cadre autour des œuvres“, explique l’artiste basé à Dudelange. 

Serge Ecker, artiste: „Je suis ravi quand je peux avoir un dialogue avec un curateur qui a une culture particulière et peut mettre en contexte mes œuvres. C’est là que je vois la valeur ajoutée des curateurs, dans cette capacité à tisser un cadre autour des œuvres.“
Serge Ecker, artiste: „Je suis ravi quand je peux avoir un dialogue avec un curateur qui a une culture particulière et peut mettre en contexte mes œuvres. C’est là que je vois la valeur ajoutée des curateurs, dans cette capacité à tisser un cadre autour des œuvres.“ Photo: Archives /Julien Garroy

Néanmoins, la curation est pour lui un luxe ou un sujet de négociation. „Pour tout ce que j’ai fait jusqu’à présent, c’était du do it yourself et j’étais presque tout seul.“ Dans les centres culturels où il expose, il n’y a pas eu de curation. Le très beau texte qui accompagnait son exposition au CAPE Ettelbruck, il l’a négocié, en échange d’une œuvre. Serge Ecker ne dispose pas des ressources pour faire lui-même ce travail. „Je n’ai jamais fait d’études d’art. Je connais un peu l’histoire de l’art. Mais dans le contemporain, je suis perdu, au contraire d’autres artistes qui ont fait ces études. Je n’ai pas cette culture et c’est pour ça que ce serait important pour moi.“ 

C’est de quelques lignes qu’il a accompagné les trois œuvres qu’il a soumis à l’exposition SaarART 2023. Serge Ecker s’attendait à un dialogue avec les commissaires d’exposition, notamment autour de son œuvre parfaitement nouvelle sur laquelle il travaille, qui évoque l’incendie de la tour Grenfell à Londres en 2017 et l’avarice de ses concepteurs. „Je pensais qu’il allait y avoir plus de dialogue. J’ai proposé trois œuvres, lesquelles ont toutes été prises, et c’est tout. Mais je ne sais pas pourquoi et je me le demande encore.“

Le curateur, il l’imagine présent dans le développement des œuvres, en contact avec les artistes. En attendant, ce sont des collègues artistes qui jouent ce rôle. „J’apprends des choses que je ne savais pas et c’est vraiment intéressant. Ça entre dans un dialogue. Ce n’est pas seulement moi qui lance des choses dans l’espace sans obtenir de retour, ce qui peut être épuisant, à la longue.“

„Un peu un rôle de caméléon“

„Il y a des artistes qui pensent beaucoup de manière matérielle et le curateur peut traduire cette pensée-là en pensée verbale“, constate Charles Rouleau du Casino Forum d’art contemporain. Mais, le curateur doit savoir rester à sa place: „Il y a une obligation de rendre justice aux propos transmis par l’artiste. Le curateur sert à donner une impulsion pour lancer la conversation. L’artiste peut être pris dans le monde matériel, ou dans ses pensées, et le curateur aide sans nécessairement mettre tout en ordre, mais en accompagnant.“

Charles Rouleau appartient à la catégorie des artistes-curateurs. C’est en tant que tel qu’il avait porté l’exposition „Woven in Vegetal Fabric: On Plant Becomings“ au Casino Display au début de l’année 2022. Il y avait rapproché le monde de la science et le monde de l’art autour de questions environnementales. Il avait fallu veiller à ce qu’il n’y ait pas de conflit. Pour lui, le curateur peut être un artiste, il peut écrire aussi et être un auteur. „Il a un peu un rôle de caméléon pour maintenir la structure d’une exposition ou d’un projet de recherche artistique.“

L’exposition ou la performance est la vitrine, mais il s’agit d’un processus, rappelle Charles Rouleau. „C’est le rôle du curateur que tout tienne ensemble, de guider les artistes dans leurs démarches, d’être le gérant de la situation sans nécessairement donner trop de sa personnalité.“ C’est pour cette raison qu’il préfère le terme de curateur, d’origine anglo-saxonne, qui évoque le soin, plutôt que son homologue français, le commissaire, qui évoque plutôt l’ordre. 

„Un job fascinant“

En novembre, Charles Rouleau a modéré une table ronde sur la jeune curation lors du Luxembourg Art Week. Il en était ressorti que travailler en indépendant était chose très compliquée au Luxembourg. L’artiste a un statut professionnel dont le curateur ne dispose pas. Et pourtant, beaucoup de curateurs en devenir y aspirent. „En indépendant, il y a plus de do it yourself, tandis que dans un lieu d’exposition, il y a un bagage institutionnel présent“, explique-t-il. Le métier a commencé à obtenir du soutien par l’intermédiaire de bourses proposées par kultur | lx.  Mais on est encore loin du compte.

Sofia Ellia Bouratsis sait quelque chose de ces difficultés de vivre d’un métier qui doit compter sur les projets pas toujours bien dotés et les travaux d’écriture chronophages et mal rémunérés pour tenir le gouvernail. Après de nombreuses années comme commissaire indépendante, elle vient de jeter l’éponge. Elle s’est engagée pour une institution muséale en Grèce. „Il est difficile de construire un travail de curateur en indépendant au Luxembourg, la vie y est trop chère.“ Elle est arrivée à la curation par des études d’anthropologie, puis de philosophie, achevées par une thèse en esthétique consacrée au bio art. „J’ai vu qu’en tant que chercheuse, on pouvait être du même côté que l’artiste, penser ensemble, poser ensemble des questions, que la pensée théorique et la pratique artistique pouvaient se rejoindre dans une interface tout à fait fructueuse, qu’il pouvait y avoir une réelle rencontre.“ Sa première expérience de curatrice se fit d’ailleurs en parallèle à l’organisation d’un colloque scientifique interdisciplinaire sur les paysages sonores de la ville à Athènes. Elle avait proposé la vidéo „Floating memory“ de Su-Mei Tse, qu’elle accompagne depuis 2010.

Elle aime les projets alternatifs, comme celui qui l’a mené à faire des ateliers en prison en 2016 auxquels elle a invité des artistes avant de faire une grande exposition du processus. „Je conçois les expositions comme des interfaces de rencontres, entre un spectateur et une œuvre, mais aussi entre personnes qui ne se seraient pas rencontrées autrement, entre des institutions, entre des approches des mêmes questions.“

Elle n’a pas abandonné l’idée de la curation indépendante. „Il y a tous les niveaux: de la logistique, à la préparation du budget, trouver les graphistes, trouver la communication et en plus faire ce travail très sensible et subtil de recherche et d’accompagnement avec l’artiste. C’est un job fascinant“, dit-elle. Elle veut désormais prendre son temps, faire un projet tous les deux à trois ans en parallèle à son travail fixe, pour avoir le temps d’approfondir, elle qui aime partir du vécu plutôt que de problématiques, et qui refuse d’écrire sur des œuvres à distance sans communiquer avec les artistes. En indépendant, „il n’y a pas de production obligatoire, on peut travailler avec plusieurs institutions, on peut travailler dans des endroits perdus et on peut changer de pays“. Actuellement, elle mène des recherches sur la question de la mémoire et de son altération. Elle voudrait inviter psychanalystes, neurologues, artistes et malades, autour du sujet. Elle a d’ailleurs déjà incité des amis artistes grecs à aller trouver des anciens d’un village retiré pour regarder leurs albums de famille et partir de là pour créer des projets.

„Une narration“

Le critique d’art Lucien Kayser, qui aime se qualifier de „dinosaure“, a vu en direct l’éclosion des curateurs. „Si on regarde internationalement, le curateur a pris de plus en plus de poids à partir de la fin des années 60, avec quelques figures tutélaires comme Harald Szeemann“, observe Lucien Kayser. „Après Szeemann, la fonction de commissaire a pris une sorte d’autonomie, d’indépendance. Auparavant, les expositions étaient faites par le personnel des musées, dont le directeur, comme ce grand nom de la propagation dans la deuxième moitié du XXe siècle qu’est Werner Schmalenbach.“

„Le curateur façonne la matière de l’exposition et le critique vient après devant un plat cuisiné.“ Ces derniers temps, Lucien Kayser a souvent des crises d’indigestion. La faute à des expositions bien trop vastes. „Ça ne sert à rien de mettre 200 pièces d’un artiste, car il y a des différences de niveau.“ Il a pour souvenir majeur une exposition de Max Ernst qui en comptait dix fois moins. „Tout Max Ernst y était. On y passait autant de temps que dans une exposition de 200 œuvres.“ 

Les expos qu’il aime voir sont celles qu’il aimait monter les fois où il a endossé le rôle de curateur. „L’exposition doit être autre chose qu’un assemblage d’œuvres mises les unes à côtés des autres. Une exposition est une narration.“ Il est actuellement en admiration pour l’exposition constituée à la fondation Vuitton par la curatrice Suzanne Pagé autour des œuvres de Claude Monet et Joan Mitchell, un pont lancé entre l’impressionnisme français et l’expressionnisme américain des années 50. „Le visiteur doit être en quelque sorte pris en main et, au bout de l’exposition, se dire: Voilà ce qu’on a voulu me dire et ce que j’ai compris. D’ailleurs, j’essaie dans mes articles de faire la même chose.“

Un de ses futurs articles s’intitulera „Du génie solitaire à la pratique solidaire“, où il constatera un nouveau développement dans le monde de l’art, après sa féminisation. Le dernier Dokumenta à Kassel a beaucoup perturbé la critique allemande parce que la curation avait été confiée à un collectif d’artistes indonésiens, Ruangrupa, dont aucun n’endossait le titre de curateur, remarque-t-il.

Charles Rouleau, artiste et curateur: „C’est le rôle du curateur, que tout tienne ensemble, de guider les artistes dans leurs démarches, d’être le gérant de la situation sans nécessairement donner trop de sa personnalité“
Charles Rouleau, artiste et curateur: „C’est le rôle du curateur, que tout tienne ensemble, de guider les artistes dans leurs démarches, d’être le gérant de la situation sans nécessairement donner trop de sa personnalité“

La nouvelle génération est d’ailleurs encline à brouiller les frontières par le travail collectif. Charles Rouleau en est l’acteur au sein d’un collectif, comme le témoin. Quand on lui demande s’il y a des grands curateurs comme il y a des grands artistes, il répond: „C’était une mode à une époque. J’ai l’impression que c’est moins d’actualité. Autant chez les artistes que chez les curateurs, on prend plus le temps pour collaborer et prendre soin, et les relations en ressortent moins hiérarchisées.“