„Writing about dance is probably one of the most challenging things to do. Why use words when bodies in space reflect so much better what the world seems to you?“ En introduction de ses „Choregraphical talks“ qui viennent de paraître, la chorégraphe Léa Tirabasso ne cache pas le doute qui fut d’abord le sien quand le Centre national de littérature (CNL) lui a demandé de coucher par écrit son approche de la danse. Cette franchise rappelle que le chorégraphe, comme le spectateur, peut rencontrer des difficultés à mettre des mots sur la performance qui les réunit. Comme si la beauté de la danse résidait justement dans cette économie de paroles, dans une expérience physique et directe.
La danse et l’écriture entretiennent une relation contrariée, dans laquelle l’écriture semble condamner au second rôle alors qu’elle est omniprésente durant la création. Si elle le pouvait, Léa Tirabasso se passerait même de la note explicative qui accompagne les spectacles. „On va forcément influencer le regard du spectateur avec nos mots. Alors que ce qui est beau est de présenter quelque chose d’entier, d’intègre, que les gens reçoivent ce qu’ils veulent recevoir et comprennent ce qu’ils désirent comprendre“, poursuit la chorégraphe, avant de préciser: „Après, je suis quand même très cérébrale. Je suis capable de faire un essai sur l’approche scientifique, phénoménologique, philosophique de ma chorégraphie. Mais la pièce parlerait mieux que l’essai.“ Et bien évidemment, elle compose des carnets de chorégraphie qui constituent pour elle „un outil de mémoire pour retrouver le corps le plus vite possible“.
„Un acte créatif“
Simone Mousset est une chorégraphe à l’aise avec l’écriture, soucieuse même d’écriture. „Pour moi, c’était toujours un grand plaisir et une grande partie du processus que d’écrire.“ La chorégraphie qu’elle est en train de monter et qui sera présentée au Théâtre d’Esch déborde de mots. Cela a commencé par le travail que connaissent les chorégraphes contraints qu’ils sont de présenter leurs pièces en cours de projet à des professionnels. Simone Mousset vient de faire sa troisième présentation du genre en un an, préparée par un gros travail d’écriture. „Les présentations verbales que beaucoup de chorégraphes n’aiment pas, pour moi, c’est aussi un acte créatif, consistant à présenter mon inspiration et mon univers avec des mots.“ Et elle réfléchit d’ores et déjà à la manière de transmettre l’univers littéraire dans lequel s’est déployé sa pièce, sous la forme d’un booklet accompagnant la présentation de la pièce et comprenant une nouvelle qu’elle a rédigée à cette occasion.
Mais cette dernière n’aurait toutefois pas pu être écrite sans la présence des corps des danseurs. „Je n’aurais jamais pu écrire ce que j’écris si je n’avais pas fait une semaine dans le studio avec les danseurs; et si on n’avait pas fait toutes les improvisations et toutes les erreurs qu’on a faites.“
Entre corps et mots, il faut savoir doser, car mettre trop de mots, c’est emmener la danse vers une abstraction qui n’est pas nécessairement sa nature. Bernard Baumgarten, directeur artistique du Centre chorégraphique luxembourgeois (3-CL), se souvient d’une époque où on est allé trop loin en la matière. „On a intellectualisé la danse. J’ai l’impression qu’à un moment les danseurs étaient mal à l’aise parce qu’ils ne se sentaient pas assez intellectuels. C’est là qu’est apparue la danse conceptuelle. On ne dansait plus du tout. Il ne restait plus que les concepts. Les gens arrivaient sur scène et ne faisaient rien. C’est une façon de chercher, aller dans des extrêmes pour trouver de nouvelles voies.“
Mais ces expérimentations n’ont pas brouillé l’image d’une discipline peu diserte, qui lui donnerait l’avantage pour accaparer avant les autres arts vivants les nouvelles tendances. „La danse est toujours en avance, même sur le théâtre. Dès qu’il y a une nouvelle technologie qui sort, la danse va se l’accaparer. En théâtre, vous avez un texte, vous pouvez faire un décor plus ou moins moderne, mais cela restera toujours le même texte. Avec la danse, il faut partir de zéro. C’est ce que les gens de théâtre me disent toujours: on ne sait pas comment vous faites, nous, au moins, on a un texte“, témoigne Bernard Baumgarten.
„Créer une mémoire“
A vrai dire, depuis le XVIIe siècle, on écrit la danse. Et des chorégraphes se sont d’ailleurs fait une spécialité de revisiter les danses anciennes, comme par exemple Francine Lancelot pour l’art baroque. Il y a aussi un terme que les chorégraphes emploient pour désigner la période de gestation de leur pièce à venir, et qui indique bien qu’ils se nourrissent de mots: celui de recherche. Ce sont souvent ces termes de la recherche qu’ils partagent avec les autres chorégraphes ou avec le public, plutôt que ceux qui désignent le mouvement et que des systèmes de notation propres essaient de capter. C’est généralement avec le danseur que ce vocabulaire du corps est plus souvent utilisé. Et encore, tous les danseurs contemporains n’ont pas les mêmes attentes à la manière, certains devant être guidés dans leur mouvement, d’autres plongés dans une atmosphère dans laquelle ils déploient leur énergie.
Simone Mousset a failli devenir une spécialiste de l’écriture des mouvements. Durant ses études, elle a été formée à deux systèmes de notation par écrit de la danse: les systèmes Laban et Benesh, du nom d’un chorégraphe et d’un scientifique qui ont proposé des méthodes permettant d’enregistrer par écrit les mouvements dans l’espace et dans le temps d’une chorégraphie. „La notation Benesh est esthétiquement plus intéressante. On a plutôt l’impression que c’est un petit corps dessiné qui se balade sur les lignes de la notation musicale. La Laban est beaucoup plus abstraite. On voit beaucoup plus le corps dans sa relation vers l’espace“, explique la chorégraphe qui a passé des cours pour devenir notatrice professionnelle de Benesh mais a préféré se consacrer à la chorégraphie et à la danse. Etre choréologue est une tâche à part entière, car il faut analyser le mouvement, en reporter tous les détails, en relation étroite avec le ou la chorégraphe. D’ailleurs, noter de cette manière sa danse lui prendrait là aussi trop de temps.
Cette tension entre la danse et les mots a compliqué la constitution d’archives et la recherche historique. Le CNL tente d’y remédier en conservant et en créant des archives. Depuis douze ans, c’est Daniel Lied qui est chargée d’étoffer le passé d’une pratique à l’histoire plus courte et plus longtemps ici regardée de travers qu’ailleurs. Le CNL a pris sous son aile les archives de deux pionniers de la danse au Luxembourg, à savoir Stenia Zapalovska, première danseuse professionnelle venue de Pologne en 1943 et Leo Lauer, un danseur d’Ettelbruck, qui a travaillé à Paris dans les années 30. Mais il est difficile d’enrichir cette collection.
„C’est extrêmement difficile de collecter des documents liés à la danse. Pour les chorégraphes et les danseurs, c’est aussi difficile d’écrire sur la danse, car c’est un art très physique, très éphémère“, observe Daniela Lieb. La chercheuse au CNL estime qu’il faudra encore quelques décennies pour qu’une documentation assez vaste pour rédiger une histoire de la danse consistante puisse être écrite. „Je crois qu’il y a encore beaucoup de documents dans les greniers. Mais il est probable que les gens qui ont quelque chose ne savent pas de quoi il s’agit ou n’ont pas la connaissance pour reconnaître que ces documents ont une certaine valeur“, explique-t-elle. Il ne s’agit pas là seulement de notations de danse, mais aussi de lettres et de documents biographiques, de journaux intimes, qui permettent de reconstruire une vie. „La danse, c’est l’enfant pauvre, l’orphelin de la recherche culturelle au Luxembourg. Elle n’a pas de mémoire. Il faut la lui créer.“
Je crois qu’il y a encore beaucoup de documents dans les greniers. Mais il est probable que les gens qui ont quelque chose ne savent pas de quoi il s’agit ou n’ont pas la connaissance pour reconnaître que ces documents ont une certaine valeur.
Les défauts de la vidéo
Créer une mémoire de la danse, le CNL le fait également en encourageant les chorégraphes actuels à constituer des archives de leur travail. „Pour nous, ce n’est pas une grande différence si un chorégraphe emploie une notation à la Laban ou un système propre conçu par eux, mais c’est très important d’avoir des traces pour reconstituer.“ La vidéo n’est pas une alternative sûre en termes de conservation. Le papier reste le vecteur de mémoire le plus sûr et durable. „J’encourage tout processus de digitalisation, mais pour être franche, on ne sait pas maintenant si dans cent ans, on peut encore lire les choses qu’on numérise aujourd’hui. Le papier bien conservé a une autre durabilité“, constate Daniela Lieb. Bernard Baumgarten est conscient du problème. „Il faut tout le temps retranscrire les vidéos pour ne pas perdre et on ne sait pas combien de temps ça tient le digital.“
Mais ce n’est pas le seul défaut de la vidéo. „La vidéo retransmet mal l’éphéméralité de l’événement, sa ponctualité qui en fait toute la beauté“, pense Léa Tirabasso. „C’est l’expérience vécue à un moment T qui fait que la danse existe. L’expérience n’est jamais très fidèle sur la vidéo même si c’est un outil important. On garde une trace autant qu’on peut, mais l’expérience live de la chair et des corps en mouvement, de la respiration partagée, de la goutte de transpiration qui tombe, c’est cela pour moi la danse.“
Simone Mousset voit encore un autre intérêt mémoriel à l’écriture, contre la vidéo. „Avec la vidéo, on ne se souvient plus exactement ce que le danseur a vraiment eu comme indication du chorégraphe. Peut-être qu’à l’image, il fait une erreur et puis cette erreur va être transmise. C’est sans doute plus grave dans un ballet qui est protégé comme un ballet de Martha Graham“, la fondatrice de la modern dance, nuance-t-elle. „La notation peut donner une indication sur ce qui était réellement important pour le chorégraphe. Si on fait un tour en sautant, il est possible que les danseurs le fassent en se déplaçant dans l’espace, alors que ce qui était important pour le chorégraphe était que le tour soit rapide.“
Avec la vidéo, on ne se souvient plus exactement ce que le danseur a vraiment eu comme indication du chorégraphe. Peut-être qu’à l’image, il fait une erreur et puis cette erreur va être transmise.
Le CNL œuvre aussi à la mémoire de la danse en déclinant une idée déjà développée depuis cinq ans pour la littérature et le théâtre, à savoir demander aux chorégraphes d’écrire leur approche artistique, au rythme d’une publication par an. C’est donc Léa Tirabasso qui s’y est collée la première. Et le travail de réflexion a eu des vertus qu’elle n’avait pas anticipées. „Je suis plutôt instinctive, et je ne prends pas vraiment le temps de recherche. Ce livre était important, au sens où il m’a permis de m’arrêter. On est dans une course effrénée, à la prochaine deadline, pour la demande de subventions, la recherche de partenariats, la constitution d’une équipe, la création de la pièce, organiser la tournée, mener sa vie personnelle puis penser à la prochaine pièce“, explique la chorégraphe de 36 ans. Le temps, c’est justement ce qu’il faut prendre pour pouvoir assurer une pérennité à son travail. Or, avec l’âge, l’observation et la transmission deviennent plus importants. „Je prends plus de temps à essayer de modeler. Avant, j’étais davantage dans le faire que dans l’observation. Cela prend des années à comprendre ce qui me touchait, puis ce que je voulais faire, comment créer un travail qui me touche et peut toucher les autres. Aujourd’hui, je suis plus fluide dans la réalisation et peut aller davantage au fonds des choses.“
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