Lettre à Anise
Paris, 3 mars 2023
Nous avons, Anise, toi et moi, quand nous étions complices, échangé bien des lettres et des fax que je garde précieusement dans ma boîte à trésors. Nous parlions de ceci et de cela, il y avait tant à organiser, les Journées de Mondorf, l’Académie européenne de poésie. Mais jamais, je n’ai eu l’occasion de te dire, même si je l’ai dit et écrit ailleurs, combien m’avait marqué notre première rencontre. C’était à l’automne 1986, et avec Pierre Joris que j’avais rencontré à Paris, nous voulions, avant que lui ne parte pour les Etats-Unis et moi pour Cuba, organiser un festival de poésie à Luxembourg. Nous l’avons, fait au printemps 1987. Tu ne pouvais pas manquer.
Je n’avais cependant qu’un seul recueil de poèmes de toi, „Den Tag vergraben“, en était le titre, il était sorti en Allemagne en 1969, un livre que j’ai ensuite emmené à La Havane, et c’est là qu’il se trouve encore. J’avais ressenti, alors que je cherchais mon écriture, comme un choc ces vers épurés, ciselés dans la roche dure de la langue. Un peu plus tard, et cela, je ne te l’ai pas dit non plus, je crois, mais tu l’as deviné, quand j’ai composé les poèmes d’„Ouvert Fermé“, c’est un peu de là que je suis parti …
Mais ce que je veux dire, Anise, c’est que tu étais, au moment de notre première rencontre, pour moi, une poète de langue allemande. Et que j’ignorais que tu avais tourné le dos à la langue d’Hölderlin, de Rilke et les autres. Tu me l’as dit par la suite. Tu m’as parlé de la mort de René, ton époux, décédé en 1971, il n’avait pas encore soixante ans, et que je n’ai pas eu l’honneur de connaître autrement qu’à travers tes mots et tes vers. Les sévices que les nazis lui avaient infligés pendant la Deuxième Guerre mondiale étaient venus à bout de lui. Et toi qui jusque-là écrivais en allemand, tu as senti que tu ne pouvais plus le faire. Tu ne pouvais plus écrire dans la langue allemande salie et avilie par les éructations des bourreaux nazis. Mais tu ne pouvais pas non plus te taire. Il y avait encore beaucoup à arracher au silence. Le poème t’appelait. Et quand tu lui as répondu, c’était dans une autre langue, le français.
Une langue que tu as dû et su apprivoiser. Sculpter à ta manière. Ce n’est pas pour rien que ton premier recueil en français que j’ai eu ensuite entre les mains, à mon retour de La Havane, s’intitulait „Souffles sculptés“. Mon souffle à moi en a été coupé. Comment était-ce possible que toi, si douce et si joviale, ne te départant jamais ou presque de ton sourire, moqueur parfois, triste souvent, méfiant de temps en temps, tu puisses être aussi radicale dans tes vers?
Puis, quand a commencé notre longue aventure dans la collection „Graphiti“ des Editions Phi, et que j’ai eu entre les mains, avant tout le monde, tes recueils se suivant à un rythme effréné, un par an presque, tant les mots étaient impatients à l’intérieur de toi – de „Chant de refus à Béni soit le serpent“ –, j’ai pu voir comment, livre après livre, tu parachevais ton refus de plus en plus définitif du terrestre et du céleste, comment tu réglais tes comptes avec la vie et la mort, avec les Hommes et avec Dieu, comment tu te hissais, tel un ange déchu qui de plus haut que les nuages se désole de ce que son regard embrasse, dans un au-delà, à la fois intérieur et extérieur, seul refuge contre la laideur du monde et sa bassesse.
Le refus d’une langue était devenu, alors que le silence aurait pu guetter, un fragile et violent chant de refus universel, où l’Homme, délaissé par un Dieu attelé à d’autres tâches que la perfection du monde, avait perdu ses repères. Tu savais dès lors, Anise, que seul le poète, la poète, la poète seule, pouvait encore, tout en s’excusant auprès des mots, lancer des signaux d’alerte, inermes certes, mais sortis d’une conscience qui, comme Celan l’avait fait en construisant systématiquement une contre-langue, dessinaient un „non“ désespéré sur la page blanche.
Et maintenant, toi qui savais si bien te fondre dans le temps et dans l’espace, toi qui nous voulais matière des astres, tu t’en es allée, et je vois comment tes membres s’envolent un à un vers le vide astral pour y allumer, comme tu le dis dans un vers de „L’ailleurs des mots“, „des cierges pour l’éternité“. Et résonne dans ma tête et ne veut plus en sortir la dernière strophe d’un de tes derniers poèmes: Dans le tournoiement fou / de l’univers / j’éteins le jour / comme une bougie.
Cierges allumés, bougie éteinte, entre les deux s’est tenu et se tiendra toujours tout ce que tu as été et seras.
(Jean Portante)
12 6 28 – 1 3 23
Anise Koltz
12 6 28
Meine Geburt
gibt es nicht
sie ist eine Nummer
die den Bauch meiner Mutter öffnet
wie einen Geldschrank
meinen Tod
gibt es nicht
er ist eine Luftspiegelung
in mir liegt eine uralte Stadt
mit verschütteten Brunnen
laßt euch nicht täuschen
(aus Anise Koltz, „Sich der Stille hingeben“, Gedichte, Horst-Heiderhoff-Verlag, Waldbrunn 1983, 71 Seiten)
Chris Lauer
1 3 23
Diese Seite
Rissen wir nicht ab
Dein Schicksal steckte in einem Glückskeks
Wir mussten ihn nicht entzweibrechen
Wir schluckten ihn ganz hinunter
Machten den Mund auf
Eine Dohle entwich
Gondeln fahren
Auf den Zopf des Meeres zu
Bohnen mit offener Naht
Siehst du den dort kullernden Menschenkopf
Er hat keine Angst
Wir legen sternförmige Früchte
Auf seinen Lidern ab
Es sät sich selbst gegen das Vergessen
Die Asche
Avant le printemps
Le premier mot qui vient, après réception du choc, est effroi. Effroi qui s’ajoute à une période du monde étranglée par l’effroi. Car comment, en effet, se débrouiller maintenant sans être écouté, conseillé, consolé par Dame Poésie? Le décès de trop d’une ancêtre? Une perspective, non pitoyable, pour ne pas dire impitoyable, est de continuer le chant de refus. Compter et mesurer ses muscles et ses rimes pour ça. Poursuivre le récit. Continuer, déterminé, le chant de refus malgré tout. Au gré des cicatrices et des aphasies à venir. Quelle tristesse immodérée de ne plus entendre sa voix. Quelle aubaine de l’avoir enregistrée. Je n’écris pas ceci, elle me le dicte. Parce qu’il faut de la place pour la tristesse. Et la remettre à sa juste place. Celle qu’épie l’épervier. Là où simple et encore s’épaissit la pomme. Au lieu du poème. A l’endroit où le vivant peut cautériser. Car les morts ne partent pas, ils veillent. Une des dernières fois que j’ai vu Anise Koltz, c’était à Bruxelles, dans une salle somptueuse, elle se faisait interroger par un espèce de pape de la poésie parisien qui ne témoignait d’aucun égard envers sa situation et son âge. Après, je lui demande comment elle va, elle répond qu’à cause de cette maladie les mots sont partis, alors elle attend qu’ils reviennent. Elle me demande à son tour, j’étais dans une situation délicate de séparation amoureuse, et, sans hésitation, les mots sont revenus, condensés, concis. Une des dernières fois que j’ai vu Anise Koltz, c’était à Berlin lors d’une lecture commune dans une ancienne brasserie. Après, pendant le repas, nous avons parlé de l’importance et de la difficulté de la diffusion internationale de la poésie, et les mots y étaient, avec leur entière attitude de résistance. Résistance à toute forme de fascisme. Et quel style aussi que de s’en aller le premier jour du mois de mars. Si peu avant le printemps. Printemps pour lequel il nous incombe d’œuvrer impitoyablement afin qu’il redevienne intact. En imaginant que tel est son souhait qui veille.
(Tom Nisse)
„Tervuren, Palais des Colonies“
1
Revenu du village
parc à perte de vue
revenu de l’église
où sont leurs tombes
sept blocs en pierre identiques
on n’arrive plus à déchiffrer les noms
effacés par des pluies et des soleils
qui durent depuis plus de cent ans.
Sept blocs gris indifférents
sur celui tout à gauche
mieux abrité des intempéries
plus proche de la tour et des meurtrières
on peut lire: MIBANGE
SOLDAT
CONGO BELGIQUE
1897.
En face de l’église fustigé par le soleil
un vieil homme s’écroule sur le trottoir
et ancre tatouée sur l’avant-bras un passant
longeant l’ombre daignée aux tombes
demande: C’étaient des pygmées?
2
Revenu de l’église
parc à perte de vue
en face du plus grand des étangs
plus loin le clocher coupe le bas du ciel
c’est ici près de l’étang qui déborde de vert
qu’était dressé leur „village traditionnel“
ici on exposait ses sauvages authentiques
et le roi souriait large derrière sa barbe.
Danses et rituels anciens sous la menace
ce fut un succès immense et prolongé
plus d’un million de badauds défilèrent
venus de partout de l’Europe vieillissante
et la nuit l’esplanade était déserte
excepté pour la ronde des gardiens
et malgré le froid il y avait des moustiques
et quels sanglots couvaient dans les cases?
Et quels rêves révulsés dans les cases
à quelles insomnies étaient aux prises les corps
jamais las de danser le lendemain et le
surlendemain et arriva l’automne et la grippe:
de 267 bons soldats nègres sept ne sont jamais rentrés.
3
Parc à perte de vue
et les rois ne sont plus barbus
d’ici à un quart d’heure en voiture
sous un va-et-vient incessant d’avions
dans un champ un grand bloc gris en pierre
entouré de grillages coiffés de caméras
dans ce bloc on enferme leurs descendants
notamment et les autres dévoués à l’exil
en attente environ 200 corps enfermés là
par une Europe désormais bien vieille
et quels sanglots devront encore couver et
quels rêves révulsés prohibés sans le moindre remords?
15.8.2009
Poème d’Anise Koltz extrait du recueil „Les yeux usés“ et sélectionné par Tom Nisse
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