On regarde aujourd’hui les photos réalisées par Norbert Ketter dans les années 90, comme on aurait considéré celles de Robert Doisneau à la fin du siècle dernier. Le noir et blanc et le caractère humaniste des clichés du photographe de Dudelange y sont certainement pour quelque chose. Mais c’est aussi qu’il y a un monde qui semble désormais nous séparer. Et ce monde, il n’est pas tant dans la mode ou dans le décor qu’il est à chercher, mais plutôt dans le mutisme des personnes photographiées et de la pratique auquel ce silence fait écho.
Les personnages que Norbert Ketter comme ceux de Doisneau sont anonymes. Les photos prises en 1992 sur commande du ministère de la Culture pour documenter – et mettre en valeur – la multiculturalité de la société documentent la vie d’une époque, les rencontres de jeunes gens autour de la piste d’auto-tamponneuses, les ouvriers au sortir de l’usine, la vie d’une maison ouvrière. La diversité culturelle n’est pas signifiée seulement par la diversité des couleurs de peau ou de cheveux, mais aussi par l’intensité variable des regards, des habitudes, des vêtements, des attentes. Plusieurs clichés tirés de reportages plus anciens complètent l’exposition centrée sur les regards, qui sont en fin de compte aussi le résultat de l’apparition du photographe et de l’empathie qu’il dégage.
„Inutile de brosser des tableaux épiques pour localiser les gens photographiés ou pour reconstruire leurs épopées“, écrivait en 1993 l’écrivain Guy Rewenig au sujet de la série „Des hommes et des visages“ dont il s’agit, dans un texte reproduit sur un mur de l’espace d’exposition. Norbert Ketter se fit entièrement au langage du regard. „Toute la société, avec ses normes rêves et ses innombrables travers, se déploie dans cette belle collection de regards.“ Mais trente ans plus tard, on peut regretter, comme le fait la commissaire de l’exposition, Françoise Poos, de ne pas en savoir plus sur les trajectoires des personnes portraitisées. „On se pose surtout la question: ‚Mais qui étaient ces gens?’ Car leurs regards ne nous disent rien sur leur vie. Il y a un hors champ dans ces photographies qu’on ne voit pas, qu’on peut imaginer, mais qu’on ne connaîtra jamais“, commente-t-elle face aux photos. „Il y avait une citation très répandue à l’époque „Une photo dit plus que mille mots.“ Oui, mais une photo peut être sortie d’un contexte et raconter une autre histoire. La photographie dit très peu de choses. C’est un moment figé, mais pour le reste, on ne saura jamais ce qui se passe derrière, à moins de poser des questions aux gens et d’essayer d’en apprendre plus.“
Le visiteur extrapole, se projette, reconnaît des références de culture visuelle, héritée de la photo américaine ou du cinéma français. Mais aujourd’hui, on trouverait de tels travaux (parce qu’ils sont) faits sur commande, insuffisamment participatifs, célébrant autant l’artiste que le sujet, privé de parole et de contextualisation. Il faut prendre garde à l’anachronisme et se garder de le reprocher à Norbert Ketter. Recueillir les témoignages ou en dire un peu plus par l’image n’était alors pas pratique courante, loin de là. Et Ketter a fait connaître par ailleurs ses pensées sur les sujets qu’il photographiait.
Capter les histoires que les gens portent en eux
C’est ainsi que l’exposition au Cercle Cité, initialement commandée par l’Association de soutien aux travailleurs dans le cadre de ses 40 ans, n’emprunte pas la voie facile de la rétrospective historique, mais propose l’idée plus passionnante d’historiciser le travail de Norbert Ketter. L’exposition met en miroir deux manières de travailler sur un même sujet à trente ans d’intervalle. Elles sont radicalement différentes, mais aussi suffisamment proches pour que le titre de l’exposition, „Le studio photo de la vie“, les englobe toutes deux.
La démarche de Sophie Feyder est plus ambitieuse, parce qu’elle compte moins sur la spontanéité, prend davantage le temps de la rencontre et parie davantage sur la qualité des rencontres que sur leur quantité. L’artiste a appelé son travail „And They Lived Happily Ever After“, reprenant cette phrase finale des contes qui l’énervait petite. À l’arrivée dans le pays d’immigration, la vie ne s’arrête pas plus qu’après le mariage des princesses. Elle a mené des entretiens semi-conductifs avec six personnes immigrées (quatre femmes et deux hommes), pour questionner leur vie d’après dans un pays qui n’est pas le leur.
Ses photos avec des personnages qu’il a fallu identifier et convaincre sont en fait des mises en scènes. Sur les clichés pris dans un décor naturel, renonçant donc au contexte urbain, il y a un sol en damier et deux chaises, qui signifie le pays d’origine et le pays d’accueil. Les personnes sont assises sur la chaise qui signifie leur pays d’accueil et doivent trouver une symbolique à la deuxième. Une immigrée cubaine l’a renversée pour signifier qu’elle n’en veut plus. Hélène, d’origine togolaise, au contraire, a posé sa valise dessus, elle qui n’a pas encore enterré l’espoir de rentrer dans le pays qu’elle a quitté il y a quarante ans.
Sophie Feyder veut capter les histoires que les gens portent en eux et les rendre au public. Elle ne leur demande pas comment ils sont partis, mais plutôt comment ils vivent ce que le sociologue français Abdelmayek Salek a nommé la double absence observée pour les immigrés nord-africains en France, le fait d’être absent de son pays d’origine, mais aussi absent du pays d’accueil dont on est exclu. Les personnes photographiées présentent aussi des objets qui leur sont chers. Les entretiens que l’anthropologue de formation a collectés sont assemblés dans un document audiovisuel de 30 minutes.
Et pour parfaire les choses, Sophie Feyder ouvre un questionnement fertile sur la possibilité des Luxembourgeois d’avoir vécu deux pays différents sans avoir quitté le leur. Elle ouvre cette piste par une discussion passionnante avec son propre oncle agriculteur Robi qui vit avec délice, l’ouverture de son village, Fentange, au monde.
Infos
Jusqu’au 20 juin à l’espace d’exposition Ratskeller (rue du Curé) à Luxembourg. Ouvert tous les jours de 11 à 19 h. Entrée libre. Visite guidée gratuite tous les samedis à 15 h (le 7 mai, discussion déambulatoire en anglais avec Françoise Poos et Sophie Feyder).
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