Au départ, il y a un arbre isolé à Kockelscheuer, qui interpelle le cycliste amateur Yann Tonnar. L’artiste Tonnar Yann revient plusieurs fois sur place, armé de son appareil pour saisir le solitaire sous la meilleure lumière. Puis, il photographie d’autres éléments alentour et finit par remarquer que les objets de ces photos ont pour point commun de se trouver aux limites de la ville, sinon d’en être les produits. „Tout à coup, je me suis rendu compte que le sujet photographique que je cherchais depuis longtemps, était devant moi depuis des années, que je ne l’avais pas vu“, explique-t-il. Il nomme „Stadtrand“ le fil conducteur bientôt devenu obsession qu’il décide de tirer et se rend compte qu’il suit en grande partie le chemin de balade qu’il emprunte depuis des années.
„Un portrait sensible“
Ce n’est pas la seule découverte que Yann Tonnar a faite au cours de ce qu’il a pris comme une „aventure
pleine de surprises“ qui s’est apparentée à une „quête de son style en photographie“. Si la pratique photographique a précédé sa carrière cinématographique, ce retour aux sources ne constitue pas pour autant une rupture. Le photographe est fait du même bois que le réalisateur. Le projet „Stadtrand“ s’inscrit dans le prolongement de ses documentaires aux thèmes socio-culturels, et notamment de celui consacré en 2011 aux jardins ouvriers du „Gaalgebierg“ à Esch („Schrebergaart“). „C’est un film qui parlait déjà de l’empreinte de l’homme sur le territoire, sur les conflits homme et nature“, observe-t-il. À la marginalité des personnes qui nourrissent tant le cinéma documentaire, succède la marginalité d’une bande de territoire, dont il a décidé de „brosser un portrait sensible“. C’est le travail d’un an, nourri par une quarantaine de sorties en vélo tout terrain, qu’il expose au Luxembourg Centre for Architecture (luca) et à la galerie Nosbaum Reding, qui ont collaboré pour la mise sur pied de „Stadtrand – Portrait d’un lieu en devenir“.
C’est donc un Luxembourg peu connu, loin de l’image proprette des cartes postales et des brochures de la place financière, que Yann Tonnar nous donne à voir. Cette lisière, où la ville commence à céder la place aux paysages plus verdoyants, ne manque pas de symboles et de forces contraires. On peut y lire tour à tour la rencontre entre le bâti et la nature, la construction et la déconstruction, l’ordre et le chaos. En effet, en tirant un tel fil rouge, Yann Tonnar a rencontré le Luxembourg des grillages, des baraques de fortune, des maisons en cours de destruction, des dépôts illégaux, comme des ouvrages autoroutiers qui enserrent la ville et barrent l’horizon. Il a croisé des zones de remblais et de nature maltraitée, des endroits où cette dernière prend sa revanche, d’autres où le sort de la nature et de la civilisation se confondent (au thème de l’arbre isolé répond celui du poteau électrique isolé). Les bordures de la ville sont aussi les lieux où se révèle la ville comme un palimpseste, une superposition d’usages et d’infrastructures dans l’espace et le temps. Si l’exposition au luca est plus exhaustive, variant les formats, l’exposition de 39 photos à la galerie Nosbaum Reding permet de distinguer les différentes thématiques autour desquelles le photographe a travaillé.
Il n’y a pas d’êtres humains sur les photos, mais leurs traces sont partout. C’est la zone des graffeurs, des pollueurs, des destructeurs, mais aussi des curieux. Normalement, ces derniers, de l’espèce de Yann Tonnar, ne laissent pas de traces de leur passage. C’est donc un témoignage rare qui est ainsi livré avec cette double exposition qui met en avant des zones mal connues. Pour ce faire, Yann Tonnar recourt à une photographie minimaliste et neutre. C’est notamment dans l’exposition „New Topographics – Photographs of a Man-Altered Landscape“, tenue à New York en 1975, année de sa naissance, qu’il a trouvé son inspiration. Cette exposition, à laquelle ont participé notamment Bernd et Hilla Becher ou encore Lewis Baltz, a fait école en imposant la série au détriment de la photo unique et en voulant débarrasser la photographie de toute fioriture et de tout ego, pour retrouver „le degré zéro de l’écriture“, comme le disait son texte de présentation. Ce n’est ainsi sans doute pas un hasard si Yann Tonnar laisse planer le doute sur la localisation des lieux photographiés, comme sur le moment exact de la prise de vue d’ailleurs. L’exposition peut ainsi être parcourue comme un test ludique pour ceux qui prétendent connaître tous les recoins de la capitale.
Probables ceintures vertes
La sensibilité de l’artiste a rencontré la curiosité des chercheurs. En s’adressant à luca, il a en effet découvert que ce qu’il appelle „Stadtrand“ a déjà fait naître de nombreux concepts ces dernières décennies, comme l’a rappelé Maribel Casas, directrice scientifique du luca. Ce qu’il a ainsi immortalisé, c’est „la part d’ombre de phénomènes urbanistiques qu’on peut observer dans ce territoire comme ailleurs, dans d’autres villes qui connaissent une forte croissance et qu’un certain nombre d’architectes et d’urbanistes ont tenté de qualifier à partir des années 70“, expliquait-elle lors du vernissage. „Ces théoriciens ont créé plein de néologismes pour tenter de caractériser ces phénomènes qui leur apparaissaient comme totalement nouveaux. Là où certains ont vu la mort de la ville, d’autres se sont posés la question si ce n’était pas une nouvelle forme de ville qui apparaissait.“ C’est ainsi que le „Stadtrand“ de Yann Tonnar a déjà été désigné par des urbanistes et architectes, sous les concepts de „ville éparpillée“ (Gérard Bauer et Jean-Michel Roux en 1976), „ville émergente“ (Geneviève Dubois-Taine et Yves Chalas en 1997), „hyperville“ (André Corboz en 2000), „ville diffuse“ (Francesco Indovina en 2000), „Zwischenstadt“ (Thomas Sieverts en 2001) ou encore „ville franchisée“ (Daniel Mangin en 2004).
Le travail de Yann Tonnar fut manifestement une aubaine pour le luca, qui a développé un programme-cadre pour mener une réflexion plus poussée sur les potentialités et enjeux de cette frange si proche, mais si souvent impensée. L’architecte et urbaniste David Mangin abordera la thématique lors d’une conférence au sujet de son concept de „ville franchisée“ le 11 janvier à 18.30 h. Et un atelier d’éco-conception encadré par Philippe Nathan et Norry Schneider (CELL) réunira citoyens, aménageurs et architectes autour de l’idée de développer une ceinture verte, sinon des ceintures alimentaires en ces bordures (13 janvier).
Infos
L’exposition „Stadtrand – Portrait d’un lieu en devenir“ est visible au luca (1, rue de la Tour Jacob à Luxembourg), mardi-vendredi de 12 h à 18 h, samedi de 14 h à 18 h, et ce jusqu’au 13 janvier 2023. L’exposition à la galerie Nosbaum Reding (2+4, rue Wiltheim à Luxembourg) est accessible mercredi- samedi de 11 h à 18 h, et ce jusqu’au 14 janvier 2023.
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