Il y a plus de trente ans … est arrivé à mon cours d’art dramatique au Conservatoire de Luxembourg un grand gaillard, grand oui, incroyable, qui ne m’impressionnait pas seulement par sa taille, mais par sa présence forte et intense. Et aussi, comme j’ai appris par la suite, par ses multiples accomplissements pour un homme si jeune: brillantes études de chimie et de mathématiques, diplôme d’ingénieur, brillantes études de musique à Luxembourg et à Bruxelles, pianiste accompli, photographe inspiré, graphiste … et aussi un karatéka, je ne sais plus de quelle couleur de ceinture, d’une souplesse et d’une force surprenante!
Il voulait devenir comédien.
Dans les années 1990 ce n’était pas un choix, qui promettait une carrière facile ou une vie tranquille. Cela ne l’est toujours pas: un acteur est toujours à la merci de l’envie d’un réalisateur, d’un metteur en scène, il est toujours en attente d’une proposition, d’un nouveau projet. L’attente s’avère parfois bien longue – et en attendant il faut vivre, payer un loyer …
Pendant toutes ces années de formation, même plus tard dans le métier, Jean-François a donné des cours … de piano, de solfège, de mathématique. Il a animé des ateliers, aidé à préparer des concours. Longtemps il a réalisé de magnifiques affiches pour le Théâtre du Centaure et pris les photos des spectacles pour la presse, passé des heures à fignoler le graphisme pour nos programmes annuels. Tout en jouant déjà sur les scènes du pays, il a suivi et terminé avec succès (en 2001) tout le cursus en art dramatique et en diction française au Conservatoire de Luxembourg. Pendant toutes ces années il s’est aussi occupé de sa vieille maman avec un dévouement affectueux.
Il a débuté au Centaure dans le rôle d’un salaud, chef des bourreaux des résistants dans „Morts sans sépulture“ de Sartre. Et souvent par la suite, grâce à sa carrure imposante, il a interprété des méchants, des bagarreurs, des violents. Rien ne pouvait être plus loin de sa nature vraie, tant Jean-François était doux, réfléchi et calme.
Irrésistible de drôlerie
Comme beaucoup de grands artistes il avait gardé son âme d’enfant, un goût pour des blagues potaches, il était sujet à d’interminables fous rires. En bon comédien il était capable de se métamorphoser; je me souviens d’une improbable apparition comme garçon d’étage vêtu d’un costume shocking-pink, dans un Feydeau au Capucins. Il était irrésistible de drôlerie. Dans „Le Bourgeois Gentilhomme“ de Molière (2002, 2003), son Monsieur Jourdain „hénaurme“ était aussi touchant et beau dans sa sincère volonté de s’instruire. Pour terminer la leçon de danse il nous étonnait, faisait un grand écart impeccable, tout en maîtrisant parfaitement „et la prose et les vers“!
Jean-François aimait les grands textes, il connaissait les auteurs, lisait beaucoup. Dans ses différents rôles, dans le classique comme dans le contemporain, il était toujours crédible, toujours juste, il se méfiait de la superficialité, trouvait la vérité d’un personnage grâce à un travail de l’intérieur, à une recherche approfondie.
Sur scène, ses personnages étaient toujours étonnamment complexes, vrais, pleins d’humanité. Pour moi, parmi tant de pièces que j’ai eu la chance de travailler avec lui, si je dois en citer une, c’est son interprétation inoubliable du rôle d’Arnolphe dans „L’Ecole des femmes“ de Molière, que nous avons créée au Centaure en 2006 et repris en 2008 et 2009.
Dans ce rôle d’un tuteur intransigeant, imbu de pouvoir et fort d’une tradition misogyne, sous nos yeux il changeait, nous révélant un homme malheureux, transi d’amour et de désir face à la jeune et belle Agnès, jouée par Anouk Wagener. „… à mon amour rien ne peut s’égaler; quelle preuve veux-tu que je t’en donne ingrate? Veux-tu me voir pleurer? Veux-tu que je me batte? Veux-tu que je m’arrache un côté des cheveux? Veux-tu que je me tue? Oui, dis si tu le veux …“ Il était bouleversant.
Jean-François a travaillé beaucoup à l’étranger, fait de grandes tournées de théâtre en France et en Belgique, joué dans un nombre impressionnant de films, souvent dans des coproductions avec différents pays, avec, comme collègues, des acteurs célèbres.
J’ai toujours pensé qu’en arrivant à l’âge de la maturité, il allait avoir accès à des grands premiers rôles, lui qui n’avait pas eu le physique typique des „jeunes premiers“. J’aurais tant voulu le voir déployer son talent, son savoir-faire dans … tiens, „Roi Lear“ par exemple! Il a eu du succès, de belles réussites et il a travaillé beaucoup pendant des années.
Mais Jean-François ne savait pas „se vendre“ comme on dit, il était timide et modeste, bien qu’il connaissait sa propre valeur de comédien. Il était avant tout un artiste exigeant, passionné, mais il passait facilement de l’euphorie au découragement, un jour plein d’enthousiasme pour un projet, le lendemain il l’avait déjà abandonné.
Il avait écrit un conte pour enfants, „Bubak, la Marmotte“, dont il avait réussi à faire un très joli livre avec un CD, enregistré en français et en luxembourgeois par ses collègues comédiens du pays, imprimé chez REKA. Hélas, il ne savait pas comment le mettre en vente, ce beau livre, n’arrivait pas à bien équilibrer les dépenses.
Il doit rester des cartons de cette œuvre oubliée quelque part … Bien sûr, dans un monde idéal il aurait eu un assistant, un agent, quelqu’un qui aurait pris en charge les devoirs du quotidien, les obligations, les charges ennuyeuses, ainsi il aurait pu se consacrer entièrement à son art.
Jean-François aimait beaucoup les rencontres, les soirées passées à discuter, à parler de la philosophie, de la musique, à refaire le monde. Il connaissait le tout Luxembourg. Dans le temps je le voyais dans un café, à L’Interview souvent, la cigarette à la main, un verre de rosé devant lui, discourant, entouré d’amis. Il était heureux.
Parfois, après une première au Centaure, nous allions en équipe dîner au Ming Dynasty à côté et redescendions après encore dans le théâtre pour y réciter des poèmes que nous aimions, bien au chaud dans les vieilles pierres du Dierfgen, dans la magie de la nuit, on chantait, quelqu’un jouait un air de guitare, c’était beau.
Les dernières années ont été difficiles pour Jean-François. A partir de 2014 il vivait à Mondorf-les-Bains, une ville de retraités, un peu à l’écart. Il avait des soucis, pas beaucoup de travail, car on nous oublie vite dans le monde du spectacle, toujours avide de nouveauté. Ils étaient bien rares, les amis et collègues qui trouvaient le temps pour lui faire une visite, Mondorf est si loin … Sa santé déclinait, mais il refusait de se faire soigner. Ainsi est-il parti pour toujours, un beau dimanche du mois d’août.
Aujourd’hui, j’aime imaginer qu’il se trouve dans le Paradis des Bons Comédiens! Il gambade là-haut dans les nuages, il sourit, heureux, son grand corps délié, en liberté.
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