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L’art sonore A sens unique 

L’art sonore  / A sens unique 
Session d’enregistrement pour „Waters’ Witness“ de Tarek Atoui, visible actuellement au Mudam Alexander Guirkinger

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En décalage avec un quotidien saturé d’images, l’art sonore propose de faire un pas de côté, d’éprouver avant de juger. Il constitue pour les musiciens soucieux de varier leurs approches, une porte d’entrée dans l’art contemporain. 

Les hasards du calendrier donnent parfois une image tronquée de la réalité. Mais si dans la programmation en art contemporain de la rentrée, le son a une place importance, c’est peut-être la preuve que le Luxembourg est concerné par une tendance que Tarek Atoui constate au niveau mondial. Le son y est devenu un medium très en vogue, „non seulement parce qu’il y a plus d’artistes qui s’y dédient, mais aussi parce qu’il y a plus de rapprochement qui se fait entre la musique et l’art sonore, les musiques expérimentales contemporaines et l’art sonore“, constate l’artiste qui présente actuellement une installation dans le grand hall du Mudam.

L’omniprésence du visuel semble permettre une meilleure circulation des idées avant-gardistes introduites dans les années 50 par des artistes comme John Cage. Et pour cause: „Le son vous libère de la vue, c’est-à-dire d’un sens qui a tendance à dominer, à nous saturer. Il a une force d’abstraction, une force d’évocation émotionnelle qui lui est propre et est beaucoup plus forte que l’image“, poursuit Tarek Atoui. „Le son nous libère de sa source. Quand on entend un son, on le vit d’abord et après, on pense à sa provenance, par une écoute davantage analytique. Ce medium prend beaucoup de place aujourd’hui, surtout dans l’art contemporain, parce que c’est un nouveau niveau d’abstraction par rapport à toute l’abstraction que l’art visuel a pu introduire et explorer les décennies passées.“

Ce medium prend beaucoup de place aujourd’hui, surtout dans l’art contemporain, parce que c’est un nouveau niveau d’abstraction par rapport à toute l’abstraction que l’art visuel a pu introduire et explorer les décennies passées

Tarek Atoui, artiste sonore et performer

En invitant Tarek Atoui, le Mudam offre une place de premier choix à l’art sonore. Mais il le fait surtout par une volonté assez récente d’offrir son cadre aux performances. Tarek Atoui est un performeur et l’a été avant de s’essayer aux installations. C’est plus souvent au Casino Forum d’art contemporain qu’on a, à vrai dire, l’habitude d’être confronté à l’art sonore. Cela se fait subrepticement sans que le directeur des lieux, Kevin Muhlen, qui y est pour quelque chose, ne le crie sur les toits. Plus par méfiance des catégorisations que par fausse modestie. „Ce qui m’intéresse, c’est que ça réapparaisse régulièrement dans la programmation et qu’au fur et à mesure l’on puisse se dire qu’il y a un chemin qui a été fait et qu’on puisse tisser ces liens sans que ce soit trop évident, que ce soit comme une composition“, dit-il. La promotion s’est faite aussi par des collaborations avec la Philharmonie (pour le festival „Rainy days“) et la Kulturfabrik.

Le Casino ne met pas seulement en avant de l’art sonore. Il met en avant des arts sonores. On a essayé de montrer ces dernières années que les pratiques sonores peuvent avoir des formes très différentes. Effectivement, il y a la performance, l’installation, une histoire de l’art des pratiques sonores qui peut être réinterprétée ou encore des pratiques plus engagées, plus politiques, qui se transcrivent par la voix et le son dans des expositions de groupe. Au début de l’année 2020, le Casino avait proposé à l’artiste sonore basé à Berlin, Patrick Muller, de rendre hommage à l’un des grands pionniers du genre, Alvin Lucier. Alvin Lucier, c’est cet artiste qui avait organisé un concert produit par les ondes alpha qu’émet un cerveau au repos ou encore lisait un texte repris en boucle jusqu’à saturation puis disparition du son. L’installation au premier étage du Casino, composée de deux rangées de micros, avait démontré qu’une installation sonore dépouillée peut présenter des qualités esthétiques en n’exposant que le matériel qu’elle utilise. Néanmoins, pour se faire une place dans les institutions muséales, l’art sonore a paradoxalement dû se faire davantage visuel.

Ni trop minimaliste ni trop immersif

„Comme on est dans un milieu très visuel, le côté moins visuel, sonore ou autre, s’est davantage retrouvé dans des programmes performatifs, et l’installation sonore est peut-être moins représentée dans les expositions, où le visuel absorbe le regard du spectateur“, constate Kevin Muhlen. Andrea Mancini veut jouer sur les deux tableaux, en veillant à n’être ni trop minimaliste ni trop immersif. La pièce „Matter of deep dreaming“ qu’il présente dans le cadre de l’exposition „Sound whitout music“ au Casino, joue justement l’équilibre. Cette exposition collective veut „montrer comment l’écoute et la production de sons restent des rituels essentiels dans la société contemporaine“. Andrea Mancini présente le résultat de recherches lors de sa résidence il y a un an à la Cité internationale des arts à Paris. Il s’y est essayé à l’intelligence artificielle, avec comme sujet l’incertitude du résultat. Un algorithme nourri par des mots du livre „Ocean’ of sound“ de David Toop génère des images sous lesquelles on s’allonge pour les contempler, à la manière dont nos ancêtres regardaient les étoiles pour saisir quelque chose qu’ils ne comprenaient pas. Le son est, lui aussi, généré de manière aléatoire par des machines. „L’art sonore permet de ne pas être prisonnier d’une structure, d’une durée, d’une forme classique et pouvoir expérimenter et créer un environnement via une installation, dans des endroits spécifiques“, se réjouit l’artiste.

L’art sonore permet de ne pas être prisonnier d’une structure, d’une durée, d’une forme classique et de pouvoir expérimenter et créer un environnement via une installation, dans des endroits spécifiques

Andrea Mancini aka Cleveland, artiste sonore et musicien

Comme Patrick Muller, ancien musicien du groupe Torpid, qui au début des années 2000 s’était forgé une belle réputation dans le monde du rock, et comme Tarek Atoui, Andrea Mancini est venu à l’art sonore par la musique. Il est aussi Cleveland, un créateur reconnu de musique électronique. „On sent que les musiciens ont besoin de se libérer des étiquettes et de faire des choses hybrides“, observe Kevin Muhlen. „Il y a parfois ce besoin de se détacher de l’ordinateur et d’aller sur le terrain avec un micro enregistreur et faire du field recording.“

C’est lors de ses études d’art à Bruxelles, qu’Andrea Mancini a fait le plein de références à l’art sonore et de travaux pratiques, lui permettant d’approfondir son intérêt déjà ancien pour les sons. Son saut dans l’art sonore s’est opéré durant la pandémie amorcée par une résidence de six mois au Casino Display, nouvel espace de création dédié à la jeunesse. Il s’y est penché sur les hétérotopies, terme créé par le philosophe français Michel Foucault, pour désigner des espaces à l’écart de la société répondant à des règles spécifiques. Sur le terrain, il enregistrait aussi bien les champs magnétiques que les sons environnants avec un micro plus classique pour les restituer dans une installation. D’ailleurs, cette expérience l’a récemment mené à tenir atelier dans un des exemples d’hétérotopies les plus souvent cités par Foucault, la prison. L’art sonore a pu figurer pour lui un véritable tremplin pour entrer dans l’art contemporain. Un tremplin qui ne marche souvent que dans un sens, à en croire Tarek Atoui. „Dans beaucoup de cas, on vient à l’art sonore parce qu’on aime la musique. Il y a peu de cas où j’ai vu des artistes visuels faire du bon art sonore en partant de l’art visuel“, observe-t-il. 

Documenter l’imperceptible

Les ports pourraient être classés parmi les hétérotopies, surtout ceux qui sont largement fermés au public et à leurs riverains. Ce sont les endroits qui ont intéressé Tarek Atoui dans le cadre du projet E/I initié en 2015. Il y documente, au moyen d’enregistrements sonores, les réalités humaines, écologiques, historiques et industrielles de villes côtières telles Athènes, Abu Dhabi, Singapour, Beyrouth et Porto, dont l’histoire fut forgée par l’activité portuaire. L’art sonore a d’ailleurs profité du développement technologique et de l’accessibilité de techniques de prises de son jadis réservées à l’armée ou à la recherche. Travaillant sous l’eau ou à proximité, Tarek Atoui capture les sons de la mer, des docks et de matériaux tels que le métal, la pierre ou le bois. Ce sont des ambiances de ville qu’il capte ainsi, brumeuse à Athènes, claire et tranchante dans le port d’Abu Dhabi qui déborde de matériaux de construction, et qu’il connecte. Dans l’installation „Waters’ Witness“ qui fait une halte dans le grand hall du Mudam, après être passée par le Fridericianum à Cassel en 2020, les sons sont diffusés et altérés à travers des éléments présentés comme des réminiscences des paysages évoqués: blocs en marbre d’Athènes et poutres en acier provenant d’Abu Dhabi. „La pierre relâche certaines fréquences et en prend d’autres pour elle“, explique l’artiste.

L’inconnu, l’imprévisible, l’imperceptible sont des thèmes particulièrement prisés de l’art sonore. Nika Schmitt s’est intéressée aux ports et s’est notamment penchée sur la notion de vide dans celui de Rostock. Lors d’une résidence d’artistes à Dakar; elle a constaté comment les sons de la rue rebondissent sur l’architecture et sonnent de façon différente selon les endroits. Elle avait voulu trouver le moyen de faire tourner les sons dans une pièce grâce au mouvement d’un objet. Cette recherche s’est prolongée avec l’œuvre „Radau Radar“ présentée à l’Annexe 22 à Esch en janvier 2022. Depuis une semaine, l’étudiante à Rotterdam présente aux Rotondes un nouveau volet de sa recherche, déjà présentée à l’IKOB d’Eupen. „Sweet Zenith“ s’amuse d’une chaine de réactions qui génère l’électricité nécessaire au fonctionnement de l’installation. Un pendule se balance à la recherche d’un calme qu’il ne retrouvera qu’à son retour au centre … ce qui provoquera à nouveau le chaos sonore.

C’est à une disparition plutôt qu’a pensé le musicien Samuel Reinard en lançant un projet de sauvetage des sons de l’industrie à Esch-sur-Alzette. Après un concert en septembre, l’édition d’un disque de compositions incluant ces enregistrements, et une application permettant une balade sonore, c’est désormais sous la forme d’une installation sonore au Bridderhaus à Esch-sur-Alzette que le projet se poursuit. „Telle une machine sonore à voyager dans le temps, l’installation amène l’auditeur à travers différentes temporalités et tableaux sonores tout en l’invitant à habiter les paysages qui résonnent autour de lui/elle“, explique l’invitation à sonder dans le passé sonore.

Depuis quelque temps, Andrea Mancini travaille déjà à un nouveau projet financé par l’Œuvre Grande-Duchesse Charlotte et qu’il a vu passer deux semaines en résidence aux Rotondes. Il a parcouru différents types de mines du pays pour restituer par le son et par l’image ces lieux auxquels les citoyens n’ont pas accès. Si le goût et l’odorat restent encore réservés à l’art culinaire et littéralement négligés par l’art contemporain, l’ouïe est devenue un sens indispensable pour en savourer toutes les approches. 

A écouter et à voir

Tarek Atoui, „Waters’ Witness“ au Mudam. Jusqu’au 6 mars 2023.
„Sound without music“, exposition collective avec Andrea Mancini, au Casino Forum d’art contemporain. Jusqu’au 27 novembre 2023.
„Sweet Zenith“, installation sonore de Nikka Schmitt aux Rotondes. Jusqu’au 29 janvier 2023.
„Nightsongs“, installation sonore au Bridderhaus. Jusqu’au 15 janvier 2023.

Andrea Mancini lors d’une performance
Andrea Mancini lors d’une performance Photo: Yves Conrady
Prise de son pour le projet „Nightsongs“ sur les bruits des sites industriels d’Esch-sur-Alzette
Prise de son pour le projet „Nightsongs“ sur les bruits des sites industriels d’Esch-sur-Alzette Photo: Emile Hengen