L’histoire du temps présent„24.02.22, 5 am: Testimonies from the War“

L’histoire du temps présent / „24.02.22, 5 am: Testimonies from the War“
Abri pour réfugiés dans la salle de conférences du Center for Urban History of East Central Europe à Lviv, le 5 mars 2022 Photo: Olya Klymuk

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C’était en février 2019, dans le cadre du projet de recherche „Éischte Weltkrich – La Grande Guerre au Luxembourg“ de l’Institut d’histoire du temps présent de l’Université du Luxembourg, le C2DH.

Ma collègue Sandra Camarda et moi avions invité les chercheur-e-s Olena Betlii et Taras Nazaruk du Center for Urban History of East Central Europa de Lviv en Ukraine à l’Université du Luxembourg pour tenir une conférence sur „The Great War: view from the East – The Cases of Kyiv and Lviv“.

Pour l’Europe de l’Ouest, la guerre avait pris fin le 11 novembre 1918, même si la démobilisation des soldats, les négociations diplomatiques et les discussions sur les dommages de guerre et les compensations allaient durer des mois, voire des années encore. En Europe de l’Est, la guerre ne s’arrêta pas le 11 novembre 1918. „A l’est la guerre sans fin, 1918-1923“, voilà le titre d’une exposition qui eut lieu d’octobre 2018 à janvier 2019 au Musée de l’Armée à Paris. Une histoire complexe que nous ignorons largement à l’Ouest vu qu’elle n’est guère évoquée au lycée ou à l’université. Alors que les conflits armés avaient cessé en Europe de l’Ouest, la guerre continuait à l’Est et au Proche-Orient jusqu’en 1923, marquée par des guerres civiles, des révolutions et des contre-révolutions, faisant chuter des empires, créant de nouveaux Etats, déplaçant les frontières.

Bien que les batailles de la Première Guerre mondiale sur le front oriental aient eu des conséquences dévastatrices pour l’Europe de l’Est, des villes comme Kiev et Lviv avaient été relativement épargnées par la guerre. Dans ces villes, le conflit mondial a été vécu essentiellement à travers la mobilisation, la crise économique et les épidémies. Jusqu’en 1918, d’un certain point de vue, on peut établir des comparaisons avec la situation du Luxembourg neutre, occupé par les troupes allemandes.

Toutefois, avec l’effondrement des empires et les révolutions qui ont complètement redessiné la carte de l’Europe centrale et orientale, Lviv et Kiev se sont vite retrouvées, après les révolutions russes de 1917, au centre de conflits militaires très violents et de transformations radicales. Lviv a été l’épicentre de la lutte entre Ukrainiens et Polonais dans leur guerre d’indépendance. Et Kiev a d’abord été la capitale de la République ukrainienne, puis occupée par l’Allemagne, ensuite le centre de luttes acharnées au cours de la guerre civile, avant de devenir la capitale de la République populaire d’Ukraine au sein de l’Union soviétique (jusqu’en 1991).

Après la proclamation de son indépendance en 1991, l’Ukraine n’a pas seulement entamé sa transition démocratique, le pays a également su développer ses centres de recherche et ses universités, jusqu’à intégrer en octobre 2021 le principal programme de recherche de l’Union européenne, „Horizon Europe“. En 2021, le monde académique ukrainien était composé de 60.000 chercheur-e-s, de 35.000 membres de staff technique et administratif et de 1,7 million d’étudiants. Beaucoup d’entre eux ont dû ou doivent quitter leur pays après l’agression militaire russe et la guerre qui sévit depuis plus d’un mois. Une guerre qui me choque profondément ainsi que mes collègues du C2DH: www.c2dh.uni.lu/news/statement-ukraine. Notre centre, tout comme d’autres institutions de l’Université du Luxembourg, a tout de suite entrepris des actions de solidarité et certaines de nos collègues aident directement les réfugiés: wwwfr.uni.lu/ukraine.

Pour ce qui est du Centre d’histoire urbaine de Lviv, comme notre collègue du C2DH, Machteld Vencken, professeur d’histoire contemporaine transnationale, qui a fait une partie de ses études en Ukraine, nous l’a fait savoir, cet institut de recherche s’est transformé depuis le 26 février en un abri pour des centaines de réfugiés qui affluent de Dnipro, Zaporizhzhia, Kyiv, Kharkiv, Bucha, Irpin, Gostomel, Lysychansk, Lubatyn, Vyshneve, Zhytomyr, mais aussi pour des citoyens canadiens, syriens, nigériens, irlandais, polonais, britanniques résidant en Ukraine.

Un projet international d’histoire orale

Geste de solidarité et geste de résistance, des chercheur-e-s comme Machteld Vencken ont décidé, avec les collègues de Lviv, de continuer à faire de la recherche au-delà des frontières et malgré la guerre en lançant le projet „24.02.22, 5 am: Testimonies from the War“, wwwfr.uni.lu/c2dh/news_events/24_02_22_5_am_testimonies_from_the_war.

Le Center for Urban History de Lviv, la Polish Academy of Sciences, la Polish Oral History Association, l’University of Saint Andrews et le C2DH ont uni leurs efforts pour mener des entretiens d’histoire orale avec les réfugiés qui arrivent à Lviv, en Pologne, au Luxembourg, ou dans d’autres pays européens ainsi qu’avec les bénévoles qui aident l’Ukraine dans différents domaines. De recueillir les voix de ceux qui souffrent et de ceux qui aident.

Voici une brève description du projet: „La situation en Ukraine évolue rapidement et il est important de saisir dès maintenant un instantané des expériences humaines afin de l’archiver et de le préserver pour la postérité. Comme l’ont montré les historiens oraux et les spécialistes de la mémoire culturelle, les témoignages personnels évoluent considérablement avec le temps, se cristallisent dans des formes institutionnelles et se formalisent dans des performances verbales. A l’heure actuelle, nous avons l’occasion de préserver un témoignage historique de déplacements humains massifs, de la résistance et du volontariat provoqués par l’invasion russe de l’Ukraine, au moment même où ces phénomènes ont lieu. Il est essentiel que ces témoignages soient archivés pour être utilisés à des fins de recherche et de communication scientifique, ainsi qu’à des fins éducatives et d’exposition.“ Cette collection d’entretiens pourra être consultée et étudiée au Urban Media Archive du Centre d’histoire urbaine de Lviv tout comme au C2DH à Luxembourg.

24.02.22, 5 am: Testimonies … Mercredi dernier, l’historien et sociologue allemand Mischa Gabowitsch, chercheur à l’Einstein Forum de Potsdam, devait faire un exposé au C2DH sur ses recherches actuelles, portant sur l’histoire des monuments aux morts soviétiques de la Seconde Guerre mondiale et notamment sur les pratiques post-soviétiques de commémoration de guerre en Russie, en Ukraine et en Bélarus. En raison de l’actualité de la guerre en Ukraine, il en a finalement parlé moins que prévu. Les quelques aspects développés ont néanmoins suffi à montrer toute la complexité des pratiques de commémoration de la guerre, des pratiques qui changent selon les époques, des monuments soviétiques qui ne sont pas seulement ceux imposés par le pouvoir central, mais qui ont souvent été initiés ou transformés dans leur signification au niveau local et régional, par des comités citoyens, dans les provinces de Russie comme dans les villes et régions d’Ukraine et de Biélorussie.

La conférence, en montrant la complexité inhérente à l’histoire de ces monuments et la variété de ces monuments dans leur construction, leur utilisation et leur interprétation, faisait écho à la décision récente du conseil communal eschois de suspendre l’édification d’un monument en honneur des prisonniers de guerre, Ostarbeiter et Ostarbeiterinnen astreints au travail forcé dans le Luxembourg occupé de 1942 à 1944. Décision problématique pour plusieurs raisons. Ne mentionnons ici que celle-ci: comme réaction à l’invasion russe de l’Ukraine, on décide de ne pas construire un monument qui honore en fait des travailleurs forcés en majorité d’origine ukrainienne, comme le montrent les recherches de Ricardo Baptista Barra et d’Inna Ganschow.

Mais Mischa Gabowitsch a surtout parlé d’autre chose, de tous ces établissements d’archives ukrainiennes, portés par des équipes enthousiastes de jeunes archivistes, qui l’ont accueilli à bras ouvert lors de ses recherches et ont donné accès à tous les fonds, les Archives de Kiev sous les bombes aujourd’hui. Il a mentionné l’Université de Kharkiv bombardée elle aussi. Il s’inquiète pour ses collègues ukrainiens se trouvant dans Kherkov occupée qui, il y a quelques semaines encore, étudiaient avec lui les monuments de la guerre érigés dans des régions rurales.

Il a rappelé ainsi qu’au-delà de la solidarité avec nos collègues ukrainiens et ukrainiennes dans le domaine de la recherche académique, nous avons en tant qu’Européens depuis le 24 février le devoir civique de faire tout ce qui est dans notre pouvoir pour aider l’Ukraine et le peuple d’Ukraine mais aussi le mouvement anti-guerre en Russie et en Biélorussie: https://gabowitsch.net/stopwar-de/.

Il faut le rappeler encore et encore: ce n’est pas seulement l’avenir de l’Ukraine qui est en jeu, c’est l’avenir de notre Europe démocratique.