„Vive la liberté.“ C’est le slogan révolutionnaire qui trotte dans la tête de Natalia Sanchez depuis qu’elle s’est lancée dans la mise en scène d’un spectacle pour le 175e anniversaire de la Révolution et de la Constitution de 1848. „Ce fut une période très complexe socialement et politiquement. L’écart entre les différentes classes sociales était énorme et une grande partie de la population vivait dans la soumission, pauvre et vulnérable, sans accès à la nourriture, ni à l’éducation, sans droits fondamentaux. C’était l’oppression sous toutes ses formes.“ C’est ainsi que Natalia Sanchez perçoit cette fin de l’hiver 1848, où ce qu’on appellerait plus tard le Printemps des peuples éclot sur le sol luxembourgeois. Ce soir, c’est à Ettelbruck, considérée comme „capitale“ du mouvement de révolte et surtout lieu d’écriture de la nouvelle constitution qui en a découlé, que se rejoueront des scènes de révolte du mois de mars 1848.
Les événements seront présentés par des „scènes-images“ par lesquelles le public pourra observer, dans un style réaliste et épique, trois scènes décrivant des moments clés de l’histoire, animées par des personnages tels que le représentant de l’ancien monde qu’est le gouverneur Edmond de la Fontaine, deux révolutionnaires de Feulen, le politicien libéral Charles Metz, mais aussi des membres de ce peuple qui a tout à coup surgi sur la scène politique, comme les six ouvriers de Clausen, dépositaires d’une pétition avant-gardiste. Et puis il y a la masse des manifestants et des gendarmes, soit 71 acteurs au total. Les scènes seront entrecoupées de discours officiels et d’interventions de l’historien Jean-Marie Majerus.
À l’automne, une exposition aux Archives nationales et le catalogue afférent proposeront un vaste panorama des événements. „Nous expliquons les causes, nous proposons aux visiteurs certains éléments sur l’histoire politique et sociale d’avant la révolution, et nous interrogerons si 1848 fut au Luxembourg une vraie révolution“, explique l’historienne et curatrice de l’Institut d’histoire de l’université du Luxembourg, Marie-Paule Jungblut, une des cinq commissaires de l’exposition. „Une chose est connue et pas toujours présente à l’esprit, c’est que personne n’a demandé la république, à la différence de ce qui est arrivé en Allemagne et en France.“ Et même si la monarchie devient constitutionnelle, il y a „beaucoup plus de continuités que de ruptures“, dit-elle. L’affiche de l’exposition avancera l’idée que s’il y a eu révolution en 1848, elle était avant tout bourgeoise.
Dans l’ombre de 1839
Les célébrations de 2023 apporteront sans doute une vision plus populaire des événements de 1848 que celles qui, il y a un quart de siècle, avaient été proposées pour les 150 ans. En 1998, il avait fallu attendre le 10 juillet pour que soit organisée l’unique initiative de l’année, au Grand Théâtre. Il n’y avait pas eu à l’époque de publication d’envergure, ce qui explique que le livre publié par Albert Calmes en 1982 est encore aujourd’hui l’unique ouvrage de référence sur le sujet. En cette fin d’une décennie gourmande en célébrations, l’éditorialiste Romain Hilgert avait, dans le Lëtzebuerger Land, parlé d’un „jubilé refoulé“. Il y avait eu les 150 ans de l’indépendance (en 1989), les cinquante ans de la libération, et même les trente ans du millénaire de la ville de Luxembourg, ou encore les anniversaires de Willibrord et de la monarchie, mais 1848 semblait être traité à part.
„Les journées de célébration cherchent un sens dans le passé, depuis que le futur ne semble plus rien promettre. Ils construisent à l’aide de citations historiques les mythes de la création d’une identité nationale et bientôt européenne“, avançait le journaliste. „L’unité impossible du moment est occultée par la célébration d’une union passée“, ajoutait-il en paraphrasant le sociologue Henri-Pierre Jeudy. C’est ce que l’historien Pit Péporté dit aujourd’hui en d’autres termes: „C’est l’occasion de promouvoir une certaine mémoire. La raison en est l’actualité, jamais l’histoire.“
Pour Pit Péporté aujourd’hui comme pour Romain Hilgert à l’époque, le cas de la célébration de 1839 en est la meilleure preuve. C’est en 1939 quand, sous la menace d’une invasion nazie, que 1839, „année de restauration“ selon Hilgert, est élevée à la va-vite en année de naissance de l’État-nation luxembourgeois. À l’inverse, si 1848 n’était pas célébrée, étant pourtant „une des années les plus remarquables pour le Luxembourg moderne“, c’est, entre autres, parce que ce „n’est pas un événement qui se laisse plier pour entrer dans le modèle tripartite“, déplorait Romain Hilgert en 1998.
Dans un mot d’introduction à la maigre brochure éditée lors de la célébration du 10 juillet de la même année au Grand Théâtre, Gilbert Trausch aura rétorqué à ce dernier que le manque d’enthousiasme pour cette date vient du fait que „1848 avait le défaut de ne pas rappeler un événement unique qui aurait frappé l’imagination du peuple luxembourgeois“.
„Les commémorations se suivent comme jamais auparavant“, poursuivait l’historien national. „Le rythme en est déterminé par la date qui est devenue la référence par excellence, la date fondatrice du Luxembourg moderne, celle de 1839. Cette date éclipsera toutes les autres dates de notre histoire contemporaine. Elle s’impose comme un soleil autour duquel les autres dates tournent comme des planètes: 1815 avec le Congrès de Vienne et 1867 avec le traité de Londres.“
Le propos a mal vieilli. Il ne serait plus possible de le tenir aujourd’hui en tant qu’historien. Il fait sourire Pit Péporté, directeur de la société Historical Consulting. Dans son travail de réactualisation du texte gouvernemental de présentation de l’histoire du pays, baptisé „À propos“, il ne propose qu’à un moment une approche par dates, au XIXe siècle, et y fait figurer 1848. Néanmoins, il a choisi d’écrire une histoire sémantique du Luxembourg, et non une histoire dynastique, d’où l’absence remarquable de Jean L’Aveugle. Le plus important était de souligner qu’il n’y avait pas eu de domination étrangère ni de Luxembourgeois au sens propre à l’époque médiévale. „Le fil conducteur, ce sont des questions faussement naïves comme: „Quand le Grand-Duché de Luxembourg devient-il un état totalement indépendant?“ pour briser l’ancien récit qui dit qu’il n’y a qu’une date“, avance-t-il. Or, il n’y en a pas qu’une seule. „Ce n’est en fait pas si clair. Il y a plusieurs dates. C’est un processus, plutôt qu’un événement.“ L’évocation des débats constitutionnels de 1841, 1848, 1856 et 1868 est, pour Pit Péporté, l’occasion de rappeler que le Luxembourg fut aussi maître de ce destin, à rebours des récits autour de la question du Luxembourg.
La Résistance pour ceux de 1919
Lors de la séance académique en 1998, Gilbert Trausch avait affirmé qu’en 1848, „notre pays, à travers ses notables, opte librement, de par ses profondes convictions, pour le modèle politique occidental, modèle libéral et parlementaire, à l’instar de celui de la Belgique et de la France“. En ressort l’impression que le souverain avait généreusement accordé de nouvelles libertés, quand c’est la peur face au soulèvement populaire qui l’a obligé à lâcher la bride.
Le système solaire de l’historien Henri Wehenkel, n’est pas envisageable sans révolution. Quand il pense à 1848, il pense à une série de dates qu’il a commencé à égrener dans des contributions au Land, en vue d’un hypothétique manuel d’histoire alternative, retraçant les aspirations républicaines et socialistes, qui commenceraient par 1795. „Pour moi, 1848 est une date très importante. J’en ai eu l’écho dans l’Arme Teufel ou parmi les républicains de 1919 qui avaient 1848 comme référence, comme l’est pour nous la Résistance.“ Ensuite, on la retrouve dans les biographies d’acteurs politiques, comme celle de René Blum, dont le grand- père était sur les barricades et dont un discours funèbre de Paul Flesch cite les noms de ses camarades. Henri Wehenkel y voit de nouvelles manières d’écrire l’histoire de cet événement. „On pourrait chercher à partir de ces noms en cherchant de manière systématique la presse locale“, à la différence de ce qu’a fait Albert Calmes, „historien sérieux, mais travaillant exclusivement sur les archives gouvernementales“, poursuit l’historien. „J’ai l’impression que Calmes fait la part trop belle aux catholiques de l’époque“, et au vicaire Laurent, „un catholique presque encore médiéval qui voulait quand même la justice sociale“.
Pour moi, 1848, c’est l’étape entre 1795 et 1918. 1795, c’était une minorité, 1918, c’était gauche contre droite, tandis qu’en 1848, c’était beaucoup plus large.
Or, „il y avait une majorité qui voulait un changement radical, le droit de vote, des droits sociaux, une majorité démocratique, républicaine, ce qui n’était pas le cas en 1795. Pour moi, 1848, c’est l’étape entre 1795 et 1918. 1795, c’était une minorité, 1918, c’était gauche contre droite, tandis qu’en 1848, c’était beaucoup plus large.“ C’est aussi les faubourgs, et les métiers de gantiers et typographes qui sont dans le coup. Et il y a dans la pétition des ouvriers des revendications qui mettront encore des décennies à être adoptées, telles qu’un salaire minimum, une limitation du temps de travail et une assurance pension et accident. On comprend que 1848 aura laissé l’impression d’un gâchis, notamment exprimé dans le journal ouvrier Der Arbeiter en septembre 1878, évoquant l’abandon des ouvriers par la bourgeoise.
Il reste de ces événements des paroles comme „vive la liberté“ et „vive la république“ (les premières à Ettelbruck le 11 mars), et des gestes, tels la plantation d’arbres de liberté, le hissage de drapeaux rouges ou tricolores, des affichages sauvages comme à Luxembourg, le décrochage d’écussons sur les maisons de receveurs, des mutineries de soldats en mai contre les officiers hollandais – on crie „Sie müssen fort die Käsefresser, die Holländer“. Ce sont au moins vingt-cinq communes qui sont concernées comme lieux de la révolte. Néanmoins, une approche en profondeur dans les archives permettrait sans doute de compléter le tableau, en prenant en considération tous les actes de résistance non violents. Un événement d’une telle ampleur a nécessairement percolé dans un grand nombre de documents d’archives.
Cens et têtes de bois
La description de Pit Péporté a l’avantage de faire figurer comme principales mesures prises en 1848, à côté de la suppression de la censure et de la tenue d’une assemblée constituante rédigeant un texte libéral, calqué sur le modèle belge, l’instauration du système des communes aux représentants élus. Il n’y a pas de majorité pour le suffrage universel. Les catholiques autour du vicaire Laurent et les républicains rouges comme Karl Theodore André étaient pour le suffrage universel. Mais la constituante, composée en fonction des lois anciennes, est largement favorable au suffrage censitaire. „Celui qui ne possède rien a un intérêt bien moindre, il lui importe moins que le pays soit heureux, il n’a pas racine dans le sol“, dit le libéral Charles Metz. Le cens est fixé à 10 francs pour la députation, mais à 5 francs pour les élections communales.
Des acquis institutionnels de 1848 seront remis en question en 1856, quand le Grand-Duc revient sur la constitution. Néanmoins, dès novembre 1854, déjà, la Chambre des députés relève à 10 francs le cens pour les élections communales, par 33 voix pour, 9 contre. Dans son intervention, l’administrateur général Jurion, qui avait cosigné une proclamation du gouvernement en mars 1848, parle d’une concession momentanée: „Qu’était-ce que la loi électorale de 1848? C’était une concession du moment. (…) Notre but à tous, qui faisions partie de l’assemblée des États réunis en nombre double, était de traverser la crise avec le moins d’agitation, le moins de dangers, le moins de froissements possibles; c’était là notre principale préoccupation, nous nous disions (…): associons en ce moment le plus grand nombre de personnes à la gestion des affaires communales, ce sera une espèce de dérivatif aux excitations politiques, et nous parviendrons à notre but, à calmer les populations agitées par ce qui se passait autour de nous, excitées par les agitateurs de l’intérieur, comme il s’en rencontre toujours dans les temps de crise.“ Il prétend que „les hommes de 1848 ne sont pas des hommes respectés dans le pays“ et „quand on veut flétrir à la campagne un individu comme ennemi de l’ordre, on dit: c’est un 48.“
Jurion disait que le cens bas aurait eu une fâcheuse influence sur l’ordre et la régularité des délibérations. L’électeur a des intérêts „souvent en opposition avec l’intérêt de la communauté“. Il cite l’affouage comme un droit défendu bec et ongles contre l’intérêt général. Dans une période de restrictions, l’affouage, le droit hérité du Moyen-Âge de ramasser du bois de chauffage dans la forêt, est un droit précieux. À Esch-sur-Alzette, à la mi-mars 1848, un arbre de la liberté fut planté devant l’église. On y hissa un drapeau rouge sur lequel était inscrit „Vive la République“. Mais, quand le 9 mai, le bourgmestre Schmit invita les 255 ménages concernés dans la salle de la mairie, ce sont les coupes de bois et leur répartition qui font se soulever l’assemblée. Un homme s’avança et demanda qu’on partage les troncs d’arbre. Quand le bourgmestre dit que ce n’est pas possible, les habitants se retirèrent. Le bourgmestre dut revenir sur sa position et demander à ce que „dans les circonstances actuelles, et pour prévenir tout désordre“, l’autorité supérieure lui en donna l’autorisation, et ce rapidement. Des renforts allèrent être appelés pour les jours de kermesse des 11, 12 et 13 juin. Et neuf ans plus tard, on se rappellerait encore de cette période, quand l’administration demande aux autorités une subvention scolaire et renonce à prendre sur l’affouage comme en 1848 à la construction de l’école. „Cette acquisition ne lui avait pas moins attiré les plus graves désagréments lors des événements déplorables de 1848, et c’est ce qui lui arriverait immanquablement encore si, par faute d’autres moyens, elle voudrait à cet effet avoir recours à la vente de l’affouage, affouage qui est d’ailleurs aussi nécessaire, il faut être juste, aux pauvres gens dans les années de disette, que le nu morceau de pain qu’ils mangent“, écrit le conseil communal.
Un coup de sonde dans quelques archives atypiques, mais néanmoins prometteuses, comme les plaintes contre les enseignants (ANLux G-0293), permet de faire remonter d’autres événements. Ainsi, à Clémency, l’instituteur Pierre Turmes est suspendu un mois pour avoir organisé une révolte et avoir voulu renverser le conseil communal, justement au motif de la répartition des ventes de bois communaux. Le bourgmestre de la ville, le 5 avril, écrit que Nicolas Schouweiler, Jean Steichen et l’instituteur sont venus le trouver pour qu’il réunisse la commune à la salle d’école le dimanche 2 avril et signe une pétition demandant la dissolution de son conseil. Quand il leur parla de la coupe de bois, Nicolas Schouweiler déclara que „cela ne pouvait avoir lieu qu’après la fin de la Révolution“. Plusieurs individus, dont Michel Philipp, journalier dudit Schouweiler, parlèrent fort haut, adressant des reproches divers à l’administration communale. „Sur une invitation que j’ai adressée aux habitants de se calmer, Jean Steichen, un autre meneur, répondit ‚Nous sommes République, nous sommes maîtres’“, écrit le bourgmestre. Le mot „République“ n’était pas qu’une aspiration à un changement de régime, mais aussi un espoir de dignité et d’égalité.
Infos
La célébration des 175 ans de la Constitution, organisée par la ville d’Ettelbruck et la Chambre des députés, a lieu aujourd’hui à partir de 17 h à la „Däichhal“ à Ettelbruck, avec une séance académique en présence de S.A.R. le Grand-Duc et des interventions de Fernand Etgen, président de la Chambre des députés, Xavier Bettel, Premier ministre et Jean-Paul Schaaf, bourgmestre de la Ville d’Ettelbruck. La séance académique sera diffusée les lundi 1er, jeudi 4 et vendredi 5 mai à 20 h sur Chamber TV.
À partir de 20 h 30, festival „Lëtz elo“ avec De Läb et Edsun notamment.
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