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Nastassja Martin, „Croire aux fauves“ L’anthropologue croquée par l’ours

Nastassja Martin, „Croire aux fauves“  / L’anthropologue croquée par l’ours
„Croire aux fauves“ raconte les conséquences d’une interaction entre la chercheuse et un ours Photo: Pixabay

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Au fin fond de la Sibérie, une anthropologue française s’est battue avec un ours. Récit d’une survivante.

Nastassja Martin est une jeune chercheuse spécialiste des peuples animistes d’Alaska. Depuis le début de sa thèse de doctorat, elle se rend chaque année aux confins du monde habité pour vivre d’abord avec les Gwich’in, au Nord-Ouest du Canada, puis avec les Evènes dans l’Extrême-Orient russe. Elle partage leur vie de chasseurs-cueilleurs, se lie d’amitié avec eux, essaie de comprendre leurs coutumes et les univers mentaux qu’ils habitent. Ce qui intéresse avant tout l’anthropologue, c’est le fait que leurs mondes sont habités.

Contrairement aux Occidentaux, ces peuples ne conçoivent pas l’humain comme un sujet stable posé devant une nature à conquérir, mais plutôt comme un être parmi d’autres êtres, pris dans un univers mouvant où interagissent des forces visibles et invisibles, des animaux et des plantes, des vivants et des morts. C’est l’animisme: tout est vivant, tout se mêle et se rencontre. Dans ses travaux universitaires, l’anthropologue tentait de décrire théoriquement, et de l’extérieur, cette cosmologie; en 2015, elle en fait l’expérience dans sa chair.

„Croire aux fauves“ raconte les conséquences d’une interaction entre la chercheuse et un ours. Partie en randonnée sur un glacier, elle prend de l’avance sur ses camarades et tâtonne dans un brouillard épais; au moment où celui-ci se dissipe, un ours apparaît juste en face d’elle, à quelques mètres à peine. Trop tard pour fuir. Surpris comme elle, l’animal montre les dents, elle répond en montrant les siennes, l’ours bondit et lui mord le visage. Il lâche la prise et s’attaque à sa jambe. Dans un réflexe de survie, la jeune femme attrape sa pioche et frappe l’animal de toutes ses forces, qui s’enfuit alors en boitant.

Les séquelles d’une rencontre

Nastassja Martin est en vie, mais elle ne sort pas indemne de la lutte. Défigurée, considérée à la fois avec pitié et admiration, comme une guerrière qui aurait payé sa victoire de son visage, l’anthropologue raconte la difficile reconstruction des os et du mental, et surtout sa tentative de donner un sens à ce qui est arrivé. Après de nombreuses opérations en Russie et à Paris pour réparer sa mâchoire brisée, elle retourne en Sibérie pour comprendre. Les Evènes lui expliquent alors que l’ours l’a choisie: „Il n’a pas voulu te tuer, il a voulu te marquer. Maintenant tu es miedka, celle qui vit entre les mondes.“ Une partie de l’animal vit désormais en elle, et une partie d’elle survit dans l’animal.

Pour la petite communauté russophone qui l’accueille, l’anthropologue est devenue une passeuse, dotée de certains pouvoirs surnaturels. D’ailleurs, en relisant ses cahiers de note, la chercheuse se rend compte qu’elle avait plusieurs fois rêvé de l’ours bien avant que la rencontre n’ait lieu. Elle ne se prétend pas shaman pour autant, mais affirme que la rencontre l’a radicalement changée: „Je ne suis pas morte, je suis née“, confie-t-elle à ses proches. Elle ne sera plus jamais une universitaire située en dehors du monde qu’elle cherche à décrire: elle en fait désormais partie.

Ainsi: „L’événement n’est pas: un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est: un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent.“ Le sujet, la séparation entre les mondes, l’absence de communication entre l’humain et la nature – tous les présupposés occidentaux s’effondrent. Nastassja Martin a vécu l’animisme dans sa chair.

Au fil de ce récit de transformation, l’écriture elle-même se modifie. Après la rencontre, l’anthropologue se rend compte qu’elle ne peut plus écrire comme avant. Au discours scientifique neutre et objectif se mêle peu à peu une écriture plus intime, plus poétique. „Croire aux fauves“ suppose donc de modifier la discipline anthropologique elle-même. A nous de nous laisser transformer.