Ecritures sauvagesQuand les murs parlent

Ecritures sauvages / Quand les murs parlent
Affichage sur les féminicides Photo: Jérôme Quiqueret

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A la différence des autres capitales et villes de sa taille, Luxembourg détonne par la blancheur de ses murs. Comme si le consensus retenait les voix discordantes de s’y exprimer.

Il y a quelque chose d’éternel dans le fait d’écrire sur un mur. Et l’émergence des murs virtuels et personnalisés des réseaux sociaux n’y ont rien changé, bien au contraire. „Le mur est un medium de communication qui est à portée de tout le monde et qui appartient à la sphère publique. On a un impact plus global. N’importe qui peut être interpelé par ce qu’on met sur les murs. Or, même si on a l’impression que c’est à la portée de tous, les réseaux sociaux restent quand même une niche.“

C’est par les réseaux sociaux que cette activiste féministe, qui témoigne sous le couvert de l’anonymat, a découvert les collages qui ont retapissé à l’automne les murs de Paris pour attirer l’attention des citoyens sur les féminicides. Leurs mots contagieux l’ont décidée à en entreprendre un „copier-coller“ des murs parisiens vers les murs de Luxembourg.

L’action a pour particularité dans les rues de la capitale, d’imposer dans l’espace public et dans les têtes, un terme qui n’est ni employé ni reconnu dans les cabinets ministériels. Les mots ont un pouvoir symbolique fort. L’éveil féministe de la jeune activiste à l’initiaitive a d’ailleurs commencé avec eux quand, en classe, elle a découvert la règle arbitraire qui veut qu’il suffise d’un petit homme parmi cent femmes pour que ces dernières s’accordent au masculin pluriel.

Elle voit la campagne de collage contre les féminicides comme un prolongement du mouvement #metoo. Sur les murs en dur cette fois, le mouvement s’attaque à „l’apothéose du schéma patriarcal“. „La société ne semble pas du tout réagir à ce problème qu’on fait passer sous les termes de crime passionnel, violences conjugales alors que ce sont des meurtres de sang-froid, ce sont des féminicides même si on ne veut pas les appeler comme tels.“ 

Ces collages de lettres écrites au pinceau sont aussi une reconquête de la nuit, pour des femmes, qui par deux s’en vont coller à des heures tardives. „Le fait que l’on fasse cela la nuit nous permet de nous réapproprier l’espace public qui nous est en partie enlevée en tant que femmes, où on est censées avoir peur la nuit, pas être seules dehors.“ Un collage „La rue est à nous“ est d’ailleurs récemment apparu du côté de la rocade de Bonnevoie à l’endroit où un „Ras le viol“ venait d’être enlevé. 

Ce moyen d’expression a aussi sa censure: le nettoyage illico presto. „Au Luxembourg, on aime bien que tout soit propret. On a des taggeurs d’exception, de vrais artistes, mais ils ont des endroits pour tagger de manière légale. On a de très bons services publics, et qui vont nettoyer très vite.“ Cela ne l’empêchera pas de poursuivre le jeu du chat et de la souris jusqu’à ce que des chiffres sur les féminicides apparaissent. 

Inscription photographiée en 1973 par Jochen Herling dans la rue de Trêves
Inscription photographiée en 1973 par Jochen Herling dans la rue de Trêves Photo: Photothèque de la ville de Luxembourg

„Ecrits sauvages“

C’est pour offrir „un espace protégé où les graffitis, ces bêtes noires de l’ordre établi, échappent aux effaceurs d’encre“, que l’écrivain et éditeur français, Yves Pagès, a publié en 2018, l’ouvrage „Tiens, ils ont repeint“ (Editions La découverte). Comme les messages écrits par les Gilets jaunes sur leurs dos, les collages contre les féminicides, nouveaux venus dans la famille des aphorismes urbains, auraient pu figurer dans son florilège de paroles „malhabiles, séditieuses, potaches, absconses, satiriques, funèbres, lapidaires, fleur bleue, lacunaires, triviales, émeutières, aberrantes“.

Ces collages constituent à ses yeux une nouvelle forme de graffiti politique, moins idéologique que ses prédécesseurs. En renonçant à l’illégalité de la dégradation, le collage permet son appropriation par un plus grand nombre de femmes et donc une plus grande diversité de formules. „Ce n’est pas la répétition d’un mot d’ordre.“ Elles relèvent davantage de la spontanéité des nombreux écrits d’initiatives individuelles qu’il a glânés d’abord dans les rues de la région parisienne puis sur internet. C’est une des raisons pour laquelle elles provoquent beaucoup de réactions, en mots et en arrachages. „On sent que ça provoque le débat et que ça réagit fort.“ 

Si le débat ne fut pas aussi grand au Luxembourg, c’est peut-être bien parce que l’inscription murale y est moins habituelle. Yves Pagès a constaté que le phénomène dépendait beaucoup des traditions locales. Elles sont fortement ancrées en Argentine et Chili, où elles ont fleuri en période de dictature. En Italie, il y a la tradition du graffiti amoureux et des écrits de tifosi. En Allemagne, le mur de Berlin fut un support de premier choix. La Belgique se démarque aussi. „Elle a une tradition, qui est probablement une réappropriation du surréalisme belge. Il y a un ton, un humour surréaliste.“

L’absence de ces conditions d’émergence au Luxembourg pourrait expliquer que les inscriptions murales se cantonnent aux sous-genres (chantiers, toilettes, prisons), moins visibles, des inscriptions murales? „Je me suis dit que si je n’arrivais pas à trouver dans tel ou tel endroit, c’est qu’il devait y en avoir moins, qu’il y avait moins eu la nécessité de la part de certains témoins photographes, bloggeurs d’en rendre compte“, explique Yves Pagès. „Les écritures sauvages sont une écriture provocatrice, ironique, Par bien des aspects c’est quelque chose qui décrit une contestation, qui fait tâche, détonne, ça sonne.“ Une société consensuelle n’est pas un terreau fertile à leur éclosion, donne-t-il à penser.

Sous le propre la plage

Le travail d’Yves Pagès n’avait pas de prétention encyclopédique. C’était un travail artisanal qui voulait rendre compte de la créativité des aphorismes urbains, des 50 dernières années. Or, il semblerait que ce demi-siècle d’explosion de la pratique aillleurs soit à Luxembourg celui de son extinction. A la photothèque de la ville de Luxembourg, une seule photo d’inscription vient aux personnes habituées à fréquenter le fonds photographique. Il s’agit d’une phrase inscrite en portugais sur un mur du Grund:  „Emigrar naõ é solução“. Et, l’auteur de la photo, Jochen Herling, ne se souvient pas avoir immortalisé d’autres graffitis politiques ou poétiques que ce cri de désespoir, dans sa longue carrière d’observateur.  

Que cet unique témoignage date de 1973, n’est sans doute pas un hasard. C’est  la date, à laquelle Henri Wehenkel situe la fin de la tradition luxembourgeoise d’écrire sur les murs. De cette tradition, il en a été l’héritier, le vecteur puis l’historien. Henri Wehenkel se rappelle de l’époque où il était étudiant en philosophie à Paris et membre à Luxembourg de la très remuante et progressiste organisation estudiantine l’ASSOSS. Durant les années 60, l’organisation se faisait connaître par l’agitation, en lançant des pétards et boules puantes lors de la représentation d’une troupe du Réarmement moral ou en distribuant clandestinement des papillons dans les casernes sur lesquels on lisait „Huel ons d’Arméi vum Pelz/Schéck d’Offizéier op d’Schmelz“. 

Le graffiti était un parmi une panoplie de modes d’actions à qui voulaient occuper le terrain pour mieux occuper les esprits. „C’était plus romantique. La nuit. On était les seuls. Il fallait faire attention aux gendarmes.“ Dans le mouvement des années 60 pour la fin du service obligatoire, introduite en 1949 lors du ralliement à l’OTAN, un graffiti inscrit en toutes lettres derrière la cathédrale „A bas la guerre, Vive Spautz“ (du nom d’un député catholique opposé au service militaire), avait laissé croire à une division dans le clan catholique et participé à sa manière à l’abolition unilatérale du service militaire, en 1967, sans demander à l’OTAN. 

En tant qu’historien, Henri Wehenkel a recroisé la pratique, durant la guerre, qui l’a vu naître, et avant-guerre. Durant l’Occupation, dans les usines, on défiait l’occupant et encourageait l’occupé en dessinant sur les murs, en insultant le Führer, en célébrant l’indépendance. Avant la guerre, l’occupation du terrain par les affiches, les détournements d’affiches et les slogans peints au mur, a connu son apogée durant le référendum sur la loi muselière du  6 juin 1937.

Durant la nuit précédant le référendum, les équipes de gauche, qui peignaient des „Nein“ sur les routes, avaient surpris des équipes de la droite du parti chrétien-social en train d’écrire sur la cathédrale. „Nieder mit der Kirche. Vive la révolution.“ En d’autres endroits, c’est une faucille et un marteau qu’ils avaient dessinés. Chaque inscription était accompagnée d’une affiche, peinte en lettres rouges. „Diese Zerstörung ist das Werk der Kommunisten.“  „Ils voulaient créer un choc dans la ville, au matin du vote. Mais la manoeuvre n’a pas empêché la victoire du non à la loi qui voulait interdire le parti communiste, et limiter la liberté d’expression des autres. 

Henri Wehenkel se rappelle encore de quelques „Paix au Vietnam“ peints ci et là au début des années 70, avant le début d’une période de reflux. Les divisions des mouvements de gauche, le manque d’attractivité des pays socialistes, la crise sidérurgique, le gouvernement de centre-gauche, sont autant de phénomènes qui ont tué le panache et l’optimisme des mouvements de gauche. L’agitation s’est perdue et le pays aurait été gagné par la culture du consensus, coulé dans le bronze avec l’institution de la tripartite. Les murs s’en seraient ressentis. „Pendant les campagnes électorales, les partis ne voulaient pas que leurs jeunes interviennent. Car ils avaient peur pour leurs affiches. Tout est devenu trop propre.“ Et un sens aigu de la propriété fait son oeuvre.

Les chantiers qui ramènent du sale et du provisoire dans la ville, là où on ne l’attendait plus, donne sporadiquement naissance à des inscriptions sauvages. Le chantier de Hamilius, par sa forte charge symbolique d’un triomphe de l’argent sur la mémoire collective, a provoqué beaucoup de rancoeurs et quelques graffitis. Dont une pensée éditifiante: „Le secret du changement est de concentrer toute son énergie non pas sur la destruction de l’ancien monde mais sur la construction du nouveau.“

La jeunesse a perdu avec Hamilius un espace de rencontre et d’écriture souterrain. Le collectif d’artistes Richtung22 a aussi marqué l’événement par le collage d’affiches „Lëtzebuerg, du hannerhältegt Stéck Schäiss“, qui ornaient déjà certaines rues sous forme de stickers. Cela appartenait à une stratégie poursuivie dans toutes leurs interventions dans l’espace public. „Il s’agit de se réapproprier l’espace public et ne pas le laisser à la capitalisation et à l’immobilier. On vit dans cette ville, et nous ne voulons pas d’une ville témoin comme il y aurait des maisons-témoins“, explique une membre du collectif. 

L’expression dans la rue est, pour le collectif, aussi une forme de démocratisation de l’art, mais aussi le seul moyen de briser l’omerta et d’exprimer des idées critiques que les institutions culturelles ne voudraient pas. En juin 2015, le collectif d’artistes Richtung22 renouait avec cet héritage contestataire, quand il voulut inscrire, à la veille de la fête nationale, sur le parvis de la Philharmonie que devait fouler le Grand-Duc, une version revisitée de l’hymne national. Elle dénonçait notamment la xénophobie ambiante du référendum sur le vote des étrangers, tenu deux semaines plus tôt. La police a empêché l’inscription de ces „paroles de gauche“ et forcé à leur effacement sur le champ. Il a fallu un long procès de trois ans pour faire reconnaître que la craie employée n’avait pu causer de dégradations.

„Au Luxembourg, il n’y a pas une grande compréhension de l’art, de l’activisme politique, ni des droits de l’Homme“, poursuit la membre du collectif. Et le fait que les étudiants luxembourgeois, et ceux en art particulier, vont étudier à l’étranger n’aide pas à l’expression de leurs talents dans leur pays.

„Publicité subversive“

Désormais, les graffitis ont une vie après leur effacement. „C’est ce qui a évolué dans les 15 dernières années. Immédiatement, une formulation singulière, originale, drôlatique est repérée, puis passe sur les réseaux sociaux. Le nouveau support des graffitis c’est moins le mur que l’espace iconographique qui circule sur le réseau. Ils deviennent des „graffitis mondiaux qui ne sont plus ancrés sur des territoires. Et l’effet de contagion est plus fort“, observe Yves Pagès.

Cette nouvelle donne permet au Luxembourg, de vivre par procuration. Le député „déi Lénk“ David Wagner, trouve sur la toile le moyen de satisfaire ses plaisirs poético-politiques. Il les partage ensuite sur les réseaux sociaux. Comme ce jour de février, où il relaie une phrase écrite sur un mur français. „Quand le sage montre la fortune de Bernard Arnault: 58 milliards, l’idiot regarde le gréviste.“  Il n’en connaît pas la localisation mais sait en apprécier la charge transgressive. „Faire un tel graffiti demande un certain effort. Il faut être rapide, organisé, avoir l’idée en tête et avoir un projet et quelque chose à dire. C’est pourquoi les graffitis sur les murs sont souvent très forts, comme une publicité subversive.“ 

La publicité s’est d’ailleurs souvent inspirée de ces écritures suvages. Elle a aussi engendré des détournements, des contres-slogans, des commentaires ironiques. Au point que le faible nombre de messages publicitaires au Luxembourg pourrait expliquer la faible présence d’aphorismes urbains, dont un des moteurs est de disputer l’espace public aux messages commerciaux. 

„Je ne me souviens pas d’avoir vu un graffiti politique intéressant au Luxembourg“, confie David Wagner. Celle qui lui revient en tête est l’oeuvre d’un punk amateur de l’œuvre de Bernard Werber. Dans les années 90, il avait badigeonné les murs des trois lettres de Ant (pour fourmi), espérant que les passants en déduiraient et comprennent leur parenté avec l’insecte. La taille du message ne lui a ni permis de se faire comprendre ni évité de se faire prendre. Le dosage entre concision et éloquence est un art … de la rue.

Graffiti sur le chantier de Hamilius
Graffiti sur le chantier de Hamilius Photo: Jérôme Quiqueret/kt
A Bonnevoie
A Bonnevoie Photo: Jérôme Quiqueret
Sous le Pont Adolphe
Sous le Pont Adolphe Photo: Jérôme Quiqueret
 Photo: „Richtung 22“