Arts plastiquesLe fantastique à l’œuvre: La plongée onirique de Niels Hansen Jacobsen

Arts plastiques / Le fantastique à l’œuvre: La plongée onirique de Niels Hansen Jacobsen
Niels Hansen Jacobsen, „Troll qui flaire la chair des Chrétiens“, bronze, 1896, 157 x 198 x 85 cm. Dans l’exposition Valby, Jesuskirken, Danemark. Exemplaire photographié ici: Ny Carlsberg Glyptothek, Copenhague. Photo: Pernille Klemp

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La première exposition en France consacrée à l’œuvre du sculpteur et céramiste danois Niels Hansen Jacobsen (1861-1941) fait surgir un monde palpitant, peuplé des forces du rêve et de l’inconscient, de ténèbres et de fantastique. Le macabre et l’étrangeté sont au cœur d’une recherche qui fait se côtoyer des créatures issues de contes et légendes, autant de figures fantasmatiques universelles pour explorer notre condition et notre psyché, le versant insolite et inquiétant de l’existence.

C’est autour des sculptures emblématiques de Jacobsen que l’exposition s’organise, soulignant les emprunts et les correspondances avec l’œuvre d’autres artistes comme Bourdelle, Odilon Redon, Munch, Böcklin, Gustave Moreau et bien d’autres. Ceux qui dialoguent le plus avec le maître, lors de cette visite, sont l’illustrateur et affichiste Eugène Grasset (1845-1917) et le sculpteur et céramiste Jean Carriès (1855-1894). Volutes, beauté fantastique, nuit profonde peuplée de monstres, gargouilles, masques impénétrables, écrins matriciels, femmes dangereuses et castratrices, êtres fantastiques issus des contes, tout un monde onirique se déploie. Nous plongeons dans cette beauté vénéneuse, nous côtoyons les royaumes de l’ombre et de la mort, ça s’agite et ça bruisse, ça offre le versant inexploré d’une âme inquiète.

Niels Hansen Jacobsen, né à Venjen, au Danemark, suit les cours de l’Académie royale des beaux-arts de Copenhague. Paris étant alors considérée comme la capitale des arts, il y vivra une dizaine d’années à partir de 1892. Dans cette cité d’artistes, il côtoiera avec sa femme, la peintre Anna Gabriele Rohde, les figures majeures du symbolisme. Le goût pour un monde invisible, le folklore danois et particulièrement les contes d’Andersen, ses expérimentations artistiques radicales, feront de l’œuvre de Jacobsen une œuvre singulière, hantée par la mort et le fantastique.

Des expérimentations artistiques radicales

Et si au début de la visite nous sommes dans les volutes et le raffinement d’une beauté délicate, celle de l’arabesque et de la figure idéalisée de „La petite sirène“ (1901, plâtre), inspirée du conte éponyme d’Andersen, même si l’eau, dans ses ondulations inspirées par la sobriété des motifs japonais, évoque la vie et la mort, rien d’inquiétant ne perce encore. La rêverie et le romantisme sont de mise. Mais l’espace ne tarde pas à se dilater.

Pour „La naissance de Vénus“ (vers 1912), Odilon Redon (1840-1916) abandonne les noirs de la lithographie au profit de pastels irisés. Les tons font penser à la nacre délicatement colorée d’un coquillage, duquel Vénus sortirait, mais également à une source matricielle. Les formes s’allongent, certaines deviennent aiguës.

Jacobsen explore les possibilités qu’offre le grès émaillé, les surprises de la cuisson, sa part de hasard. Il propose des pots déformés tandis que Jean Carriès excelle avec la „Grenouille faisant le gros dos“ (1889-1894, grès émaillé), évoquant le monde des sorcières. L’imaginaire est à son comble, abreuvé de légendes.

Le secret des ténèbres

C’est ainsi que surgit le célèbre „Troll qui flaire la chair des Chrétiens“ (1896, bronze) de Jacobsen. Cette figure, inspirée du folklore scandinave, ressemble à un diable, avec une queue, des cornes, des serres à trois doigts. Dansant et effrayant, il vit dans la forêt. Anthropomorphe et zoomorphe, il est un monument d’arabesques, de contorsion, comme si l’invisible et le fantasme se concrétisaient sous nos yeux, comme les gargouilles de Notre-Dame de Paris, faites pour nous terrifier ou en rêver.

Le spectre de la mort apparaît de manière obsessionnelle, dans un monde que semblent maîtriser les sorcières. Les volutes et arabesques, ici, s’émancipent de l’ornemental, au profit de l’invention. Et le visage du Troll, comme celui de „L’Ombre“ (1897, bronze), ou bien évidemment celui du personnage à la faux, de „La Mort et la Mère“ (1892, bronze), est insaisissable, un poing fermé sur le secret des ténèbres.

L’envers de l’être

„L’Ombre“ est une sculpture invraisemblable, rampante et fluide, d’un trait étiré de la pointe du pied au menton qui avance. Inspirée du conte d’Andersen, elle est fascinante, une apparition cauchemardesque, mais aussi une trace humaine. Elle semble ressac, vie et mort à l’œuvre, mouvement à l’infini, lointaine et vertigineuse, par sa longue forme prise dans des volutes dont elle émerge, à la fois Art nouveau et œuvre symboliste. De ce vertige, retenons les mots d’Andersen: „Imagine, mon ombre est devenue folle, elle croit être l’homme et que moi … pense donc … que moi, je suis son ombre!“

Parfois un visage rieur éclaire et tire les volumes qui saillent de la porcelaine, un visage à la fois érotique et porteur de mort. Ailleurs, des masques nous contemplent depuis les cimaises, portraits énigmatiques, hors du temps, tel un envers de l’être. Ce monde, dont Baudelaire est le précurseur, déroule ses enfers et ses délectations comme un conte peuplé de nos peurs inconscientes – et c’est pur délice.