L’histoire du temps présentUne juste présence du passé?

L’histoire du temps présent / Une juste présence du passé?
4 juillet 1941: Réception à l’hôtel de ville de Luxembourg pour la nomination des „Ratsherren der Stadt Luxemburg“, titre accordé aux „Ortsgruppenleiter“ et autres fonctionnaires nazis luxembourgeois et allemands Copyright Photothèque de la Ville de Luxembourg

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Ces questions sont au centre de beaucoup de nos chroniques d’histoire du temps présent. Encore et encore, mes collègues chroniqueurs Vincent Artuso, Georges Büchler, Jacques Maas et moi-même nous élevons contre l’instrumentalisation de l’histoire pour des raisons politiques ou idéologiques, contre les détournements de l’histoire. Les récits autour de la Seconde Guerre mondiale en livrent un parfait exemple et les derniers mois l’ont confirmé.

Dans les communiqués du gouvernement pour la Journée de la commémoration nationale, dans les expositions et commémorations pour le 75e anniversaire de tel ou tel événement de la guerre, comme récemment l’anniversaire de la Libération, les Luxembourgeois apparaissent comme victimes de la tyrannie nazie et les nazis (allemands) comme les seuls bourreaux que l’on montre ou dont on parle.

L’histoire continue à être détournée, non pas par la négation ou des falsifications flagrantes, mais en accentuant les aspects positifs et en passant sous silence ou en refoulant les aspects négatifs. L’histoire est détournée parce que les représentations publiques du passé national refusent de tenir compte de l’état actuel de la recherche. L’histoire est détournée parce que, tout en invoquant le devoir d’histoire et de mémoire, on refuse de décrire au grand public les réalités passées dans toute leur complexité.

La négation de la complexité

Une „juste présence du passé“ (Jean-Louis Tornatore) devrait, au contraire, tenir compte de toutes les mémoires et de toutes les facettes de l’histoire d’une société et d’un pays.

Il ne suffit pas, comme le gouvernement l’a fait en 2015, d’avouer, après 75 ans de silence et de refoulement, la collaboration institutionnelle de l’Etat luxembourgeois dans la persécution des Juifs pendant l’Occupation. Comme les historiens Lis Hoffmann et Jérôme Courtoy du Musée national de la Résistance l’ont montré dans leurs recherches récentes, comme Vincent Artuso l’a rappelé dans deux chroniques récentes, comme Mil Lorang le souligne dans son ouvrage „Luxemburg im Schatten der Shoah“ (Editions Phi, 2019), 14 membres luxembourgeois du Reserve-Polizeibataillon 101 ont participé à l’exécution de masse de Juifs en Pologne en 1941.

Cette implication est connue depuis les années 1990 et les recherches de l’historien américain Christopher Browning, relayées au Luxembourg par des articles de Lucien Blau et de Paul Dostert. Cette participation de Luxembourgeois à des crimes contre l’humanité n’est toutefois toujours pas thématisée dans les commémorations et expositions locales ou nationales. On cherche également en vain dans les narrations qui accompagnent les expositions et commémorations de la guerre ne serait-ce qu’une petite référence à l’implication de Luxembourgeois dans d’autres crimes.

Des Luxembourgeois ont tué des Juifs non seulement comme membres du Reserve-Polizeibataillon mais aussi comme enrôlés de force dans la Wehrmacht. Rappelons que la Wehrmacht ne menait pas une „guerre propre“ mais une guerre d’anéantissement à l’Est. Dès 1943, il y a donc plus de 75 ans, le résistant Dr Schwachtgen envoya un rapport au gouvernement en exil sous son nom de code „Jean l’Aveugle“. Dans ce rapport, il décrivait la participation de Luxembourgeois à l’exécution de masse de Juifs au sein d’un régiment de la Wehrmacht dans la région de Brest-Litovsk.

J’ai relevé ce fait le 5 décembre 2002 à Esch-sur-Alzette dans mon discours inaugural de l’exposition „Verbrechen der Wehrmacht. Dimensionen des Vernichtungskrieges 1941-1944“, du Hamburger Institut für Sozialforschung (https://orbilu.uni.lu/handle/10993/27616). L’exposition fut montrée au Luxembourg non dans un musée mais dans le Centre national de formation professionnelle continue. Ce fut une initiative non du gouvernement luxembourgeois ou d’une association mémorielle mais de l’association culturelle Spektrum 87 du député socialiste Marc Zanussi. A la suite de ce discours et après une table ronde sur le même sujet sur RTL Télé, je fus personnellement menacé comme mes collègues historiens Lucien Blau et Marie-Paule Jungblut – et comme avant nous le journaliste Paul Cerf – e.a. dans le bulletin des enrôlés de force, „Les Sacrifiés“ (n°1, février 2003, p. 7). L’auteur y appelait à agir contre cette „meute de professeurs et de journalistes“. En prenant soin de préciser où j’habitais …

Aujourd’hui, presque 20 ans plus tard et 75 ans après la fin de la guerre, on continue, dans les commémorations et les expositions, à nous parler des milliers d’enrôlés de force comme s’il s’agissait d’un bloc uni de victimes. En fait, c’est la diversité et non l’unité qui caractérise leurs trajectoires pendant la guerre: les uns sur le front de l’Est les autres sur le front de l’Ouest ou alors à l’Est et à l’Ouest (certains ont même combattu du côté allemand dans l’offensive des Ardennes), d’autres encore sur les Balkans ou en Afrique du Nord. Les uns ont porté l’uniforme de la Wehrmacht, d’autres ont refusé et se sont cachés ou ont été cachés, d’autres ont déserté après un congé du front et une partie des réfractaires ou déserteurs ont rejoint les rangs de la résistance active.

75 ans de récit victimaire

Autre exemple: nous pouvons continuer à déclarer, à chaque communiqué, dans chaque expo, que le gouvernement et la grande-duchesse sont partis en exil en mai 1940 pour se mettre du côté des Alliés. Cela reste quand même une vision réductrice de l’histoire. En 1940, le gouvernement et la grande-duchesse décident en fait, dans leur fuite, de ne rien décider quant au camp à choisir. Le gouvernement en exil refuse d’installer son siège à Londres et attend jusqu’en septembre 1942 pour déclarer, dans une note officielle au gouvernement américain, qu’il se considère en état de guerre avec les puissances de l’axe.

Au Grand-Duché, sur initiative du président de la Chambre et ancien ministre d’Etat Emile Reuter, la Chambre et la Commission administrative lancent en juillet, après la défaite française, un appel à la grande-duchesse afin qu’elle retourne au pays. Le ministre d’Etat Pierre Dupong et la grande-duchesse Charlotte penchent pour cette solution, les ministres Bech, Krier et Bodson sont plutôt contre. Au Luxembourg la Commission administrative, nouveau gouvernement de fait autour d’Albert Wehrer, la Chambre des députés et le Conseil d’Etat recherchent une collaboration à la Vichy comme le montre la pétition au Führer, Adolf Hitler, du 1er août 1940.

Elle fut signée par un ministre, 41 députés, 9 conseillers d’Etat, presque tous les avocats et les juges du pays, par une centaine de prêtres et de nombreuses personnalités de la vie économique et culturelle. La pétition demandait „le maintien de l’autonomie de l’existence étatique du Grand-Duché de Luxembourg dans le cadre du nouvel ordre européen“. La même élite politique demande en 1940 aux fonctionnaires de se comporter de façon loyale à l’égard de la Zivilverwaltung du Gauleiter Gustav Simon et d’adhérer à la Volksdeutsche Bewegung.

Mais le mauvais exemple donné par ces élites en 1940, dans l’espoir d’un régime de Vichy à la luxembourgeoise, ne figure toujours pas comme chapitre d’une expo sur les 75 années de la guerre ou de la Libération. On préfère montrer aux élèves de nos lycées toujours la même histoire sélective. L’histoire sélective pour 1940: il y eut une invasion par la Wehrmacht, une grande-duchesse et un gouvernement qui partent en exil pour se ranger illico du côté des Alliés et les protestations de la population luxembourgeoise contre la politique de germanisation nazie. Les jeunes qui visitent ces expositions ou sont invités aux commémorations ne sont pas censés se poser des questions critiques.

Par exemple pourquoi, au Luxembourg, 5.006 personnes ont été condamnées après la guerre pour fait de collaboration avec l’ennemi, dont 1.332 personnes à des peines de plus de trois ans. Dans leur grande majorité, les condamnés étaient d’ailleurs des Luxembourgeois et non, comme on nous l’a raconté, des Allemands ou des demi-Allemands asociaux. De tous les pays occupés, le Luxembourg présente le taux le plus élevé de peines de prison pour fait de collaboration.

Alors que l’épuration judiciaire fut sévère, l’épuration administrative dans la fonction publique et dans le secteur de l’économie fut plus clémente. Comme dans les pays voisins, il fallait que l’Etat et l’économie puissent fonctionner, voire se reconstruire. Les travaux de Cerf, Wehenkel, Dostert, Majerus, Artuso, etc. ont montré que l’appareil de domination nazi n’aurait pas pu fonctionner sans cette collaboration politique et administrative.

Mais nos classes scolaires continuent à être guidées à travers des expositions où le sujet de la collaboration reste marginal pour ne pas perturber le discours central sur les victimes et héros luxembourgeois et les malfaiteurs allemands. Dans mon discours de 2002, j’avais cité en guise de conclusion un résistant et déporté luxembourgeois qui formulait ce vœu dans une interview des années 1980: „Well wann eppes ka verhënneren, datt dat doten erëmkënnt, dann nëmmen eng exakt Beschreiwung vun deem, wat do woar.“ („Seule une description exacte de ce qui s’est passé à l’époque peut empêcher que cela ne se reproduise.“) Il reste beaucoup de chemin à faire pour réaliser cette mission démocratique.

L’histoire et la mémoire de la Seconde Guerre mondiale seront au centre du ForumZ „Holocaust History and Memory“ qui aura lieu le mercredi 5 février de 17.00 à 20.00 h à l’Orangerie du Domaine thermal à Mondorf. Organisé par le Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History (C²DH) et l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA), l’événement s’articulera autour de trois thèmes: l’Holocauste et la vie juive au Luxembourg, la recherche sur l’Holocauste à l’ère numérique et la lutte contre l’antisémitisme de nos jours: https://www.c2dh.uni.lu/forum-z/ holocaust-history-and-memory.

Imaginé par le C²DH, le ForumZ (Z pour Zeitgeschichte, histoire contemporaine) sert de plate-forme publique pour un débat critique et ouvert sur des questions en matière d’histoire contemporaine luxembourgeoise et européenne. Tout-e citoyen-ne intéressé-e est invité-e à se joindre au débat pour discuter de thèmes choisis, de nouvelles approches et de nouvelles sources en histoire contemporaine. Langues parlées: français, allemand, luxembourgeois, anglais. Des rafraîchissements seront servis.