ThéâtreVérité ou profit?

Théâtre / Vérité ou profit?
Un Ibsen qui pose des questions très contemporaines © Jean-Louis Fernandez

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Comment choisir entre la vérité douloureuse et les impératifs de l’économie? Dans sa mise en scène par Jean-François Sivadier, qui tente de donner une réponse contemporaine au texte d’Ibsen, „Un ennemi du peuple“ continue à toucher un nerf, même si certains aspects auraient mérité d’être plus rigoureusement dépoussiérés. 

D’aucuns se souviennent peut-être encore de la mise en scène du „Volksfeind“ d’Ibsen dans la mise en scène de Thomas Ostermeier, directeur artistique de la Schaubühne de Berlin. Il avait mis en avant la thématique de la manipulation des masses ainsi que la question de la recherche de la vérité. Vers la fin de la représentation, lors du procès fait au personnage du docteur Tomas Stockmann, les comédiens ont ouvert le spectacle à la salle pour mener un débat avec le public.

A Avignon, en 2012, il y a eu une soirée où ce débat a duré 45 minutes. A Pékin, le public s’est montré très prolixe aussi, se plaignant ouvertement de la censure d’état, d’une presse muselée ou mensongère, ainsi que des scandales écologiques. Deux jours plus tard, le théâtre a dû annuler les représentations restantes.

1882

C’est dire que cette pièce, qu’Ibsen a publiée à Oslo en 1882, n’a pas fini de toucher un nerf, surtout à une époque où les ravages du néolibéralisme se lisent partout, dans toutes les rivières empoisonnées, dans tous les sols contaminés, à l’issue de toutes les conférences sur le climat où à peine quelques demi-mesures ont été prises, afin ne pas trop freiner la productivité des grandes entreprises polluantes, afin de ne pas mettre un frein à la sacro-sainte croissance dont on croit toujours qu’elle nous sauvera de l’imminente apocalypse.

Le metteur en scène Jean-François Sivadier a repris ce texte, dans la traduction d’Eloi Recoing, publiée l’année dernière dans la collection „Papiers“ d’Actes Sud, y a rajouté de fragments de textes de Georges Darien (1862-1921), écrivain et anarchiste français, d’autres tirés des écrits de Günther Anders (1902-1992), philosophe et essayiste germano-autrichien, ancien élève de Husserl et Heidegger et premier époux de Hannah Arendt, connu pour être un critique de la technologie moderne, d’autres encore, sur le théâtre et le rapport public, qui sont des improvisations créées en répétition par le comédien Nicolas Bouchaud, qui incarne Tomas Stockmann.

Une pièce nourrie d’autres textes

Dans la pièce, Peter Stockmann, le préfet, administre l’établissement de bains qui fait la richesse de la ville et s’oppose à son frère Tomas, médecin et garant de la qualité des soins offerts aux curistes. Mais lorsque Tomas découvre que les eaux de l’établissement sont contaminées par une bactérie, l’affrontement des deux frères s’étend aux dimensions de la cité. Croira-t-on le lanceur d’alerte, qui pousse le souci de vérité jusqu’à risquer son bannissement social? Les bains sont la principale source de revenus de la ville. Comment choisir entre la vérité douloureuse et les impératifs de l’économie?

Dans un premier temps, le docteur Stockmann est confiant, sûr d’être soutenu par les citoyens, par le journaliste Hovstad (Sharif Andoura). Mais celui-ci ainsi que l’imprimeur Aslaksen (Eric Guérin) finissent par comprendre, lors d’une visite du préfet, qu’il y a des limites à ne pas dépasser s’ils veulent continuer à exercer leurs fonctions respectives. Le docteur Stockmann se retrouve donc seul face aux patrons et à leurs subordonnés.

Veaux incultes

La mise en scène de Sivadier bascule alors, au cours du procès public de Stockmann, où ses adversaires tentent de le réduire au silence, dans un happening politique d’une autre dimension, où le docteur, qui laisse transparaître le comédien derrière le personnage, se lance dans un monologue fulgurant et parano, où il s’attaque non seulement au pouvoir bureaucratique, mais où il insulte les masses incultes et finit par s’attaquer à l’image des artistes de ce théâtre prétendument engagé qu’il est justement en train d’interpréter. Il devient agité, agressif, superbe, dictatorial et autoritaire, méprisant, puis finit par traiter le public, qui se prend au jeu et se divise sur son cas (les uns se levant pour lui témoigner son soutien, les autres restant assis), de  „veaux“.

La mise en scène de Sivadier est donc une tentative plutôt réussie, parce qu’effrayante, de donner une réponse contemporaine à ce grand texte d’Ibsen, même si quelques aspects de l’œuvre – notamment le rôle des femmes, comme celui de l’épouse Katrine, ou bien celui de Petra, qui à la base est un des plus beau rôles de la pièce, parce que d’une grande radicalité et fraîcheur, mais qui se retrouve ici réduit à des moments de slapstick bizarres – auraient mérité d’être plus rigoureusement dépoussiérés.