Ce sont des images qui ravivent dans le cœur des anti-racistes l’émotion ressentie au mois de mars, lorsque des gardes-frontières polonais interdisaient à des personnes d’origine africaine résidant en Ukraine de passer la frontière en même temps que ceux d’une couleur de peau plus claire. Elles rappellent qu’en entrant dans l’UE, les ressortissants de pays tiers venus d’Ukraine n’étaient pas au bout de leurs soucis ni arrivés au terme d’un traitement différencié.
Mercredi, en fin d’après-midi, Richard Emeti, sa femme Cynthia et leur bébé de deux mois se sont vus intimer l’ordre de quitter le centre d’hébergement d’urgence dans lequel ils résidaient. Ils se sont retrouvés littéralement à la rue, leurs valises sur les bras, sans savoir où aller dormir, avant que le bon sens ne l’emporte et qu’une nuit supplémentaire ne leur soit accordée. Le lendemain matin, ils ont dû définitivement quitter leur hébergement, avec cette fois un délai plus raisonnable pour se trouver un toit à leurs frais – ou plutôt aux frais de leur soutien qui ont pris le relais d’un Etat aux abonnés absents.
La famille aurait voulu obtenir la protection temporaire que le Conseil de l’Union européenne a introduit le 4 mars suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Mais en déclenchant pour la première fois le mécanisme d’urgence face à un afflux massif de réfugiés, initié par une directive en 2001 suite à la guerre des Balkans, le Conseil européen a décidé de créer une distinction entre réfugiés qui n’était initialement pas prévue. Pourraient bénéficier de la protection temporaire les ressortissants ukrainiens et parmi les non-Ukrainiens: les personnes bénéficiant d’une protection internationale ou d’une protection nationale équivalente en Ukraine, les ressortissants de pays qui peuvent établir qu’ils étaient en séjour régulier en Ukraine avant le 24 février 2022 et qui ne sont pas en mesure de rentrer dans leur pays ou leur région d’origine dans des conditions sûres et durables ainsi que les membres de leur famille.
Un régime d’exception
Parti du Nigeria au mois de janvier pour aller étudier les sciences informatiques en Ukraine à l’aide d’un visa étudiant, Richard Emeti a voulu profiter de l’accord qui existait entre son pays et l’Ukraine pour émigrer avec sa femme enceinte, dans le but de donner une vie meilleure à l’enfant à venir. Mais la guerre déclenchée par Vladimir Poutine en a décidé autrement. Au premier jour de l’invasion, le couple a fui leur nouveau pays d’adoption.
Le 3 mai, le jeune homme de 25 ans est allé déposer sa demande de protection temporaire auprès de la direction de l’Immigration. Son enfant n’a même pas eu le temps de naître qu’il avait déjà une réponse. Le même 3 mai, en effet, on lui a signifié par écrit dans une lettre-type: „Aucun élément de votre dossier ne permet de conclure que vous ne seriez pas en mesure de rentrer dans votre pays d’origine, en l’occurrence le Nigéria, dans des conditions sûres et durables. Vous ne remplissez dès lors pas les conditions d’éligibilité …“
Quand ces personnes-là sont arrivées, elles n’ont clairement eu pas le même traitement que des Ukrainiens qui ont marché à leurs côtés. Pour moi, c’est de la discrimination.
Le Luxembourg a tout de même en un point assoupli la décision du Conseil. Il a accepté de prendre en compte les demandes de ressortissants de pays tiers qui avaient un titre de séjour temporaire en Ukraine. Par contre, il est en la matière beaucoup moins souple que d’autres pays, comme les Pays-Bas et le Portugal. Là encore, la demande de protection temporaire rompt avec la règle admise d’un dépôt de demande dans un seul pays et d’une réponse unique. Ainsi, plusieurs cas refusés au Luxembourg depuis le début de la guerre ont été acceptés dans ces deux pays. Renforçant le sentiment d’injustice.
Pour les classiques demandes de protection internationale, un dossier n’est jamais clos aussi vite. Un deuxième rendez-vous avec l’administration est prévu en cas de refus, le temps que l’avocat rassemble ses arguments. Mais ce n’est pas la seule exception que de la demande de protection temporaire introduit par rapport à la demande de protection internationale avec laquelle elle partage pourtant un même texte de loi. Ainsi, le recours en annulation déposé devant le tribunal administratif n’est-il pas suspensif. Sachant qu’à l’issue d’un refus, le demandeur est sommé de quitter le territoire dans les trente jours, il est censé être bien loin le jour où le jugement est rendu. Enfin, quand l’Etat estime que le demandeur doit rentrer chez lui, il lui communique sèchement et sans lui donner d’information sur une aide au retour comme pour un demandeur de protection internationale débouté. „C’est très maladroit d’un point de vue administratif“, observe l’avocat membre du „Collectif Réfugiés“, Frank Wies.
Ils ont tout investi pour aller en Ukraine et devraient être considérés comme victimes de cette guerre géopolitique comme d’autres
Cette différence de traitement se prolongerait d’ailleurs dans le suivi psychologique de jeunes gens pour lesquels au trauma de la guerre s’ajoute le trauma de la discrimination. Ils sont restés dans ces centres d’hébergement d’urgence sans accompagnement tandis que les autres regagnaient d’autres types de logement, après l’octroi d’une protection.
„Perfide“
Rien n’obligeait le Luxembourg à ne pas donner la protection temporaire à tous les réfugiés de guerre sans distinction „C’est une procédure, une façon assez perfide de se débarrasser des gens en les mettant à la rue, en leur disant „débrouillez-vous, allez voir ailleurs“, observe Antonia Ganeto, du collectif antiraciste Finkapé. „Ils ont tout investi pour aller en Ukraine et devraient être considérés comme victimes de cette guerre géopolitique comme d’autres. Il s’agit d’une discrimination et il y a sans aucun doute une part de racisme“, ajoute-t-elle.
Ce sont tous des gens qui fuient la guerre, sauf que les uns ont la chance entre guillemets d’avoir le bon passeport, les autres non
D’ailleurs, qu’ils possèdent une promesse d’embauche ou qu’ils aient suivi un stage comme cet étudiant en médecine parti finalement s’installer au Portugal, ne change rien à la décision prise. Même quand ils trouvent un travail ou parviennent à faire un stage, ces personnes se voient refuser la protection temporaire. La naissance d’un enfant sur le sol luxembourgeois, dans le cas de la famille Emeti, n’est pas non plus un critère.
„Ce sont tous des gens qui fuient la guerre, sauf que les uns ont la chance entre guillemets d’avoir le bon passeport, les autres non“, déplore à son tour Frank Wies. Si le cas du couple Emeti attire l’attention médiatique de par la présence d’un enfant en bas âge, c’est loin d’être un cas isolé, observe l’avocat qui en a suivi beaucoup. Les seuls détenteurs de visa étudiant en provenance d’Ukraine qu’il a vu obtenir une protection temporaire étaient afghans ou syriens.
Après un refus, il y a la possibilité de tenter sa chance dans un autre pays européen ou de demander un visa étudiant pour ceux, les moins nombreux, qui en ont les moyens financiers. Pour les autres qui ont déjà tout dépensé dans un projet de vie en Ukraine, il ne reste plus que le dépôt d’une demande de protection internationale. Aux chances de réussite très hypothétiques, comme on l’aura deviné.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können