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RussieLe soviétisme en héritage: Galia Ackerman décrypte le régime de Poutine

Russie / Le soviétisme en héritage: Galia Ackerman décrypte le régime de Poutine
Claude Pantaleoni, président d’Ad pacem servandam, et Galia Ackerman, historienne Photo: Ad pacem servandam

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Historienne d’origine russe exilée en France, Galia Ackerman inscrit l’agression de l’Ukraine dans le temps long de l’histoire de l’Etat russe, dont le régime de Poutine constitue un bien singulier avatar.

„Ce fusil était devant nous. Il aurait dû nous sauter aux yeux. Pourtant, nos politiques n’ont rien vu venir, débattant sereinement avec Vladimir Poutine de la „sécurité européenne“, multipliant les échanges commerciaux et culturels, sans comprendre que la nuit noire allait bientôt s’abattre sur la Russie, capable d’entraîner dans l’abîme, non seulement l’Ukraine, mais également nos autres voisins. L’Ukraine est à feu et à sang. Le fusil a servi.“

C’est par ces mots qu’en mars dernier, l’historienne Galia Ackerman introduisait la nouvelle édition de son livre „Le régiment immortel“, paru en 2019. Le régiment immortel, c’est un rituel célébrant la victoire de 1945, par lequel se réunissent sous les chants patriotiques les descendants d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale et leurs ancêtres, dans une sorte d’union mystique par-delà la mort. Et le fusil en question, c’est celui dont Tchekhov fait un principe dramaturgique. Si un fusil est au mur au début d’une pièce de théâtre, il doit y avoir un coup de feu. 

Invitée samedi dernier par l’association „Pour la paix contre la guerre – Ad pacem servandam“, justement créée en 2017 suite à l’annexion de la Crimée, cette commentatrice prisée des médias français a rappelé comment l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie était une décision prévisible. Depuis son arrivée à la tête de la Russie en 2000, intronisée par Boris Eltsine, c’est à une longue préparation de la société et de l’armée que Vladimir Poutine s’est livré.

L’objectif de Poutine n’est pas de restituer l’idéologie communiste – une peau morte qui est tombée – mais le soviétisme, un système de gestion et de direction de la société qui exclut l’alternance, met sous contrôle, qui a besoin de pillages pour exister

Galia Ackerman, historienne

Idées messianiques

Galia Ackerman voit dans le régime de Poutine une prolongation à la fois de la Russie impériale et du régime communiste. La Russie a toujours vécu avec des idées messianiques. La nation russe s’est constituée parallèlement à l’expansion du territoire. Les Russes formaient les piliers et le maillage d’un empire, qu’ils voient comme une réunification plutôt que comme une conquête. A la différence de pays comme la France ou l’Angleterre, „les Russes n’ont pas eu le temps de former une identité propre qui ne soit pas une identité coloniale“, constate l’historienne. Et les pays voisins sont ceux convoités. L’Empire est l’entité supérieure au service duquel le peuple se mettait. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir des communistes, le territoire s’est agrandi année après année. 

Les idées impériales qui prétendent que la Russie est meilleure, qu’elle est porteuse de vérité, ont trouvé un prolongement avec l’idéologie communiste. L’idée messianique communiste a supplanté l’idée de Sainte Russie. La Russie se voulait porteuse d’une révolution qui devait se répandre dans le monde entier. Après la Deuxième Guerre mondiale, „sous Brejnev, on pouvait parler sinon d’un empire mondial, au moins d’un empire qui avait des ramifications dans d’autres pays du monde“, rappelle Galia Ackerman.

Ces idées messianiques et impériales ont exercé leur influence sur la conscience des citoyens russes. Même „si la pénurie était permanente primait la fierté de vivre dans le plus grand pays du monde, le premier à lancer un Spoutnik, disposant du meilleur ballet du monde et de la force nucléaire“, explique celle qui a fui son pays en 1984. Il y avait „une identification entre l’individu et l’Etat“ savamment cultivée. Et ce qui a été perdu quand l’Union soviétique s’est écroulée comme un château de cartes. „Les gens ont perdu leur empire, mais aussi le sens de leur vie.“ L’humiliation ressentie intervenait alors au beau milieu d’une parenthèse d’ouverture, d’expansion de l’esprit critique et d’un travail d’inventaire du passé communiste, augurée par la glasnost. En quelques années, „la conscience du peuple a été bouleversée“.

„Bien du siècle“

Poutine s’est chargé à la fois de restituer la fierté et de faire taire les critiques. Et cela a pris du temps. „Après 15 ans d’ouverture, Poutine a eu besoin de beaucoup de temps pour remettre le couvercle une fois ouvert.“ Il lui a fallu construire une „verticale du pouvoir“ qui renforce son rôle dans l’armée, dans le pouvoir central et dans les régions. Il lui a fallu vider peu à peu le paysage médiatique, y compris par le meurtre. Il a fallu réécrire l’histoire de la période soviétique dans les médias contrôlés comme dans les manuels, pour la mettre au service de l’Etat. Il fallait notamment gommer le pacte germano-soviétique, au service d’une fétichisation de la victoire contre les nazis. Cette dernière, au nom du sang versé par 27 millions de victimes soviétiques, fait penser aujourd’hui à la Russie qu’elle peut affirmer ses prétentions géopolitiques et sa supériorité morale sur le monde entier. Si elle avait battu le Mal du siècle, alors elle pouvait se considérer comme „le Bien du siècle“.

Pour autant, „l’objectif de Poutine n’est pas de restituer l’idéologie communiste – ‚une peau morte qui est tombée’ – mais le soviétisme, un système de gestion et de direction de la société qui exclut l’alternance, met sous contrôle, qui a besoin de pillages pour exister“. Galia Ackerman rappelle que le régime communiste avait l’idéologie pour façade, mais que sa réalité consistait en des méthodes brutales pour conquérir le pouvoir et le conserver sans partage. Le système de non-alternance du pouvoir permettait de constituer une couche privilégiée, se substituant à l’ancienne. Il nécessitait un contrôle total de la population, privée de libertés, mais aussi l’agression vers le monde extérieur, notamment à des fins de pillage. L’expérience communiste a commencé avec le pillage de son propre peuple, mais ce dernier s’opère vers l’extérieur, comme le pillage organisé du peuple ukrainien lors de la famine de 1932-33, perpétrée pour dompter la paysannerie ukrainienne rétive aux kolkhozes. 

C’est ainsi d’une pratique de gestion dont Poutine est l’héritier et le continuateur. „Il n’y a pas de justice indépendante, pas de pouvoir législatif indépendant. Tout est soumis à un organe non électif: l’administration présidentielle.“ Il a privilégié le développement du grand capital, pour contrôler plus facilement les oligarques qui en tireraient profit. Et la Russie a su jouer avec les autres pays par le mensonge systémique et en proposant des contrats souvent très intéressants en fonction de la position politique de ces pays. Pourtant, Galia Ackerman est convaincue que le régime prévoyait depuis le début l’invasion de l’Ukraine qui „possède les meilleures terres du monde, est très industrialisée et animée par un peuple de travailleurs et qui sait se battre“. „La vérité est que cela sert à constituer un empire et livrer la grande bataille à l’Occident. L’Ukraine est la pièce maîtresse d’un empire.“ Et à en écouter la presse nationaliste, l’expansion russe n’est pas finie, puisque chaque terre où se trouvent ou se sont trouvés des russophones est considérée comme récupérable.