Lorsqu’en décembre dernier, elle a voulu présenter les trois capitales européennes de la culture en 2022, la Commission européenne n’a pas commis d’erreur au sujet de la Lituanienne Kaunas et de la Serbe Novi Sad. Par contre, pour la Luxembourgeoise Esch, c’est la photo du bourg médiéval de l’Oesling qu’elle a d’abord inséré dans son matériel de promotion au lieu de la cité industrielle de l’Alzette. „La mauvaise Esch 2022“, pouvait ainsi titrer L’essentiel au lendemain de la bévue. Et on aurait pu croire l’espace d’un instant que les services de la Commission avaient voulu faire un clin d’œil à l’histoire de la capitale culturelle. Non pas parce qu’elle fut, elle aussi, longtemps un bourg castral comme son blason le rappelle, mais pour le sobriquet „la mauvaise Esch“ ou „Esch la mauvaise“ qui l’accompagne depuis plusieurs siècles.
Pas de comparaison
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’une confusion naissait entre les deux Esch. En 1973, les deux communes avaient revendiqué en même temps d’être la commune mentionnée sur un seul et même document – indiquant comme acte de sa fondation la troisième année du règne du futur Charlemagne, à cheval sur les années 773 et 774 –, et donc de pouvoir fêter ses 1.200 ans d’existence. L’historien d’Esch Joseph Flies s’était alors impliqué corps et âme pour rendre à Esch ce qui appartenait à Esch et dénoncer cette usurpation.
La lettre ouverte qu’il fit publier en 1980 dans les colonnes du Luxemburger Wort, un an après avoir publié sa somme „Das andere Esch“, fut sans doute l’épilogue de la dispute. Il y dénonçait notamment le mauvais coup porté par ses adversaires à Esch-sur-Alzette en insinuant que le surnom de „mauvaise Esch“ indiquait que la ville de l’Alzette était née après son homonyme de la Sûre qui aurait été la bonne Esch. Il rétorquait que la mauvaise Esch ne doit son nom ni au mauvais état de ses chemins d’accès, ni aux insultes adressées à des troupes ennemies, comme cela avait pu être avancé par le passé, mais au courage et à la capacité de résistance qui ont poussé ses ennemis à cette déclaration injurieuse. „Il n’a jamais été question d’une comparaison avec une autre Esch“, affirmait-il avant de conclure plus sagement: „Il doit être clair une fois pour toutes que la première Esch du pays n’était pas Esch, mais Esch.“
En défendant la thèse de la résistance à l’envahisseur, le chanoine ne faisait pas que rompre avec une tradition cléricale établie depuis le début du siècle, il proposait également une réinterprétation, déjà ancienne, de l’expression. Elle était apparue à la suite de la Révolution française. Le notable François-Xavier Wurth-Paquet en avait fait état dans sa notice historique et statistique qu’il consacra à Esch-sur-Alzette en 1845. „Les habitants d’Audun-le-Tiche et ceux des environs donnent à Esch le sobriquet: la mauvaise. On pense communément que cette qualification lui est venue des événements de 1794, année où les Eschois tentèrent de résister à l’invasion des Français.“ Wurth-Paquet avait mis en garde dans son ouvrage contre l’erreur que constitue un tel glissement sémantique en soulignant que le terme „mauvaise Esch“ apparaissait déjà dans un document de 1681 priant la ville de prêter foi et hommage à la France et qu’au XVIIIe siècle, on lui attribuait ce nom „parce qu’en temps de pluie et dans la mauvaise saison elle n’est presque pas accessible, tant les chemins qui y conduisent, surtout du côté de Luxembourg, sont bourbeux et impraticables à cause du terrain gras et rouge“.
Mais rien n’y avait fait. À l’époque où il rédigea ces lignes et dans les décennies qui allaient suivre, il n’était pas rare que les courriers en provenance de France indiquent sur l’enveloppe „Esch la mauvaise“, sans que le postier ne s’en émeuve. Et l’expression allait être reprise à leur compte par les résidents luxembourgeois pour des motifs qui leur sont propres. C’est ainsi que la mauvaise Esch devient dans la deuxième moitié du XIXe siècle une expression d’usage courant dans les colonnes de journaux satiriques (comme la Waschfra) et celles de journaux plus sérieux comme l’Escher Courrier quand il traite de l’hygiène de la ville dans les années 1880, ainsi que dans les discussions.
Des cas de „remotivation“
On est avec ces définitions fluctuantes de la mauvaise Esch face à un cas original de ce que les linguistes nomment une remotivation, la motivation étant le lien plus ou moins étroit entre la forme signifiante d’une part et le signifié d’autre part. C’est tout du moins l’avis du professeur en linguistique de l’université de Namur, Jean-Louis Vaxelaire. Dans un article paru en 2013 et intitulé „La remotivation. Un remède au vide de sens?“, il mentionnait d’ailleurs la Révolution française comme une période intense en réinterprétations politiques des noms de ville. On avait donné un nouveau sens étymologique à des noms de ville comme Grenoble et Rocroi, qu’on avait jugé bon de transformer en Grelibre et Roc-Libre pour y gommer les traces d’anciens régimes. „L’idée principale, c’est que les êtres humains veulent comprendre les mots qu’ils utilisent. Si l’étymologie de l’un d’entre eux est obscure, on va inventer une fausse étymologie qui remet de l’ordre dans le chaos de la langue“, explique aujourd’hui le linguiste en suggérant que le recours aux „fake news“ répond à un même désir de rompre avec un état inconfortable d’incertitude.
Les êtres humains veulent comprendre les mots qu’ils utilisent. Si l’étymologie de l’un d’entre eux est obscure, on va inventer une fausse étymologie qui remet de l’ordre dans le chaos de la langue“
La recherche exagérée de sens dans l’étymologie a d’ailleurs aussi un nom, le cratylisme, qui renvoie à une pratique fort ancienne. „En réalité, pendant des siècles, l’étymologie se divisait en pratique sérieuse et en remotivation, qu’on peut aussi appeler ‚étymologie populaire’, on retrouve cela dans le Cratyle de Platon où plusieurs étymologies font rire aujourd’hui ou dans les travaux d’Isidore de Séville qui étaient une source de connaissance essentielle au Moyen-Âge“, poursuit Jean-Louis Vaxelaire. „Depuis le XIXe siècle, la barrière est plus nette entre l’étymologie scientifique et l’étymologie populaire, mais cela n’empêche pas cette dernière de perdurer.“
Et justement à Esch, à la fin XIXe siècle, alors que la ville n’est plus la zone marécageuse qu’elle était par le passé, que les routes sont meilleures, l’expression de mauvaise Esch s’offre à de nouvelles interprétations. Et c’est la révolution industrielle plutôt que la française qui en est la matrice. L’expression devient le marqueur d’une société conflictuelle. À travers le surnom, on lit des conflits de génération lorsqu’en juin 1885, un lecteur de l’Escher Volkszeitung l’emploie pour dénigrer la jeunesse, sa tendance à hurler, à boire de la bière, à chiquer du tabac ou à fréquenter les prostituées. „Nous ne devons pas nous étonner que nous soyons connus de nos états voisins sous le nom brillant de ‘mauvaise’ Esch“, ironise-t-il. Ce à quoi, un Eschois lui avait rappelé que ce nom avait au moins deux cents ans dans les archives, et donc que cette jeunesse en était „la moins responsable“.
Elle sert l’opposition entre campagne idyllique et cité industrielle dépravée. Un lecteur de Belvaux dans le Wort le 6 janvier 1886 se remémore l’époque préindustrielle, quand sa commune était tranquille et ne méritait pas le nom de „mauvaise“ comme sa voisine Esch, „car, ici, il n’y avait ni bagarres, ni vols, ni cambriolage“. Depuis, les étrangers étaient arrivés et personne n’osait plus laisser repartir son voisin seul la nuit.
L’expression sert aussi le combat de l’Eglise catholique qui voit dans le bassin industriel une nouvelle terre de mission, qu’il faudrait d’abord débarrasser des divertissements immoraux, puis des idées socialistes, comme des idéaux laïques, dont la criminalité serait le symptôme. Quand le prêtre Hansen meurt prématurément en 1890, après sept ans d’office, le Luxemburger Wort rappelle qu’il avait voulu combattre les excès des bars dans „la paroisse la plus grande et la plus compliquée du pays de celle appelée jadis et à raison mauvaise Esch“.
À ces „remotivations“ répondent aussi des stratégies de résistance, dont la plus élémentaire consiste à dévoiler l’étymologie ancienne de l’expression. Homme politique, syndicaliste et éditeur de Der arme Teufel, Jean Schaack-Wirth, comme Joseph Flies après lui, fait partie de ceux qui se sont attelés à combattre les effets ravageurs d’un tel sobriquet. Il le faisait en profitant de la réussite populaire de festivités eschoises pour rappeler l’incohérence de l’expression. Mais il se la réappropriait aussi, en réaction à son emploi par ceux qui ont intérêt à présenter Esch comme une ville dangereuse – comme ce jour d’octobre 1911 où à des visiteurs de la Moselle, auxquels il fait remarquer qu’ils n’ont rencontré que des Eschois sympathiques, il en fit la marque d’une ville et de ses habitants engagés dans un combat. „Il y a cent ans, les Français auraient donné le sobriquet ‚la mauvaise Esch’ à la ville, parce que les Eschois s’étaient défendus énergiquement contre l’inva- sion ennemie. Ils le font encore aujourd’hui, mais il s’agit cette fois de combattre les ennemis du progrès, et là aussi, Esch se défend.“ Et quand devenu député, à l’issue de la guerre, il débat des raisons profondes qui ont mené aux pillages eschois du 26 novembre 1918, il rappelle les peines endurées par la population pendant la Grande guerre: „Qui a observé nos Eschois faire, quatre années durant, patiemment la queue pendant des heures sous la pluie et la neige pour recevoir au final un demi-setier de pommes de terre, qui les a vus revenir sur les routes de l’Oesling portant de lourds sacs, il ne parle plus de la mauvaise Esch.“
Esch2022 n’en parlera pas
La numérisation des anciens journaux nous donne aujourd’hui l’opportunité de tracer assez aisément l’usage de cette expression, sans permettre pour autant de mettre un terme à l’insécurité étymologique qui entoure l’expression. On y découvre que les années 20 furent celles où l’expression fut la plus souvent utilisée et que le cinquantenaire du titre de ville en 1956 et Joseph Flies à sa suite ont aussi assuré la pérennité de cette expression. Elle a donc une certaine notoriété chez les personnes qui s’intéressent au passé de la ville et notamment chez les „Geschichtsfrënn“ dont fait partie Camille Robert. Dans un article de la revue Hémecht en 2003, il évoquait l’hypothèse du marécage, mais trouvait tout aussi juste de penser qu’elle pouvait désigner la résistance des Eschois à l’étranger („Jeder der einen Stack-Escher kennt, glaubt diese Aussage anstandslos!“, écrivait-il).
Dans le domaine du discours politique, l’expression résiste aussi à l’extinction. Il n’est pas rare de l’entendre dans certains cercles pour évoquer la sécurité ou l’hygiène de la ville. Lorsque à la fin de l’année 2018, on demandait au bourgmestre fraîchement élu qu’il était, pourquoi il avait décidé de céder à la tendance aux interdictions des feux d’artifice, Georges Mischo répondait avec amusement: „Pour en finir avec la mauvaise Esch“, en évoquant l’état des rues au lendemain des festivités.
Toutefois, cela reste une expression désormais peu connue du grand public. Habituée à se faire chahuter par ses collègues qui la disent „eschouée“ pour plaisanter, la journaliste du Lëtzebuerger Journal, Audrey Somnard, s’est récemment mis en tête d’explorer les raisons qui expliquent la mauvaise image de sa ville de résidence, d’un côté comme de l’autre de la frontière. „Esch c’est vraiment le tampon, ville ouvrière mal famée pour les Luxembourgeois, même chose pour les frontaliers, un des rares sujets où les deux populations sont d’accord“, observe-t-elle.
Elle est allée à la rencontre notamment de chercheurs, dont le sociologue Louis Chauvel, lequel disait qu’il faudrait dater des années 80 et du boom du secteur financier, la relégation des zones ouvrières comme Esch: „Nous avons assisté à une mise à distance sociale des classes supérieures, ces endroits ont été stigmatisés“, observait-il. „Avec le déclin de la sidérurgie, les gens ont eu moins peur des idées culturelles qui pouvaient venir de là et a commencé un dédain pour un coin qualifié désormais de ‚pourri’“, renchérissait l’historien Vincent Artuso. Mais durant l’ensemble de son reportage, l’expression dont la journaliste ignorait l’existence n’a pas affleuré.
Professeur d’histoire publique à l’université du Luxembourg, et à ce titre souvent en contact avec les citoyens auxquels il fait appel pour coécrire leur histoire, Thomas Cauvin a déjà rencontré l’expression lors d’ateliers de collectes d’objets et de témoignages. Il a même pu remarquer, sans approfondir la question, que les personnes qui s’en faisaient l’écho étaient aussi motivées à la combattre. L’écrivain Guy Rewenig a déjà observé de nombreuses manières de parler mal de la ville, mais aussi la capacité des Eschois d’y faire front. „J’ai noté au fil du temps que la population du bassin minier et à fortiori d’Esch-sur-Alzette a toujours été soumise au mépris des grands et petits bourgeois.“ Et l’expression „Esch la mauvaise“ a fini par devenir une alliée. „Sa signification a toujours été détournée par les Eschois pour marquer leur fierté et leur originalité. Ainsi ‚Esch la mauvaise’ prend la qualité d’un clin d’œil ou d’un pied de nez adressé aux multiples détracteurs.“
Il peut donc paraître étonnant qu’aucun projet artistique inscrit au programme de l’année européenne de la Culture n’ait eu l’idée de s’intéresser au sujet rugueux de ce phénomène linguistique qui a la particularité d’avoir pu à la fois nourrir la colère comme faire la fierté de ses habitants.
La signification de l’expression ‚Esch la mauvaise’ a toujours été détournée par les Eschois pour marquer leur fierté et leur originalité. Ainsi ‚Esch la mauvaise’ prend la qualité d’un clin d’œil ou d’un pied de nez adressé aux multiples détracteurs.
"La ville d’Esch-sur-Alzette a longtemps traîné le surnom de „mauvaise Esch“ ou „Esch la mauvaise“ comme un boulet."
Cette longue tradition continue jusqu'à ce jour.
Maintenant on l'intitule RuppEsch.