Pour Paul Bintner, la street photography est d’abord une histoire de marche. La photographie est devenue voilà dix ans le nouveau motif d’un plaisir déjà ancien d’arpenter la ville. Et la patience du marcheur qui renonce à tous les moyens de transport sur roues qui lui permettraient d’avancer plus vite est d’ailleurs la qualité première du photographe de rue. Une sortie dure plusieurs heures, à la recherche de motifs, d’endroits, de personnages et de situations spontanées. Et elle n’est pas toujours couronnée de succès.
„On ne peut pas dire: ‚Je vais sortir, prendre vingt photos et les accrocher la prochaine fois en galerie.’ Pour en avoir vingt bonnes, il faut faire des photos dans la rue pendant des années. Souvent, il n’y en a qu’une de très bonne par année.“ Paul Bintner suppose, comme pour se rassurer, que ce n’est pas vraiment différent avec les grands photographes mythiques. „Cartier Bresson a fait des centaines de milliers de photos, mais on en a vu une dizaine et c’est cela qui fait la magie. On ne voit jamais les photos ratées des stars.“
Pour en avoir vingt bonnes, il faut faire des photos dans la rue pendant des années. Souvent, il n’y en a qu’une de très bonne par année.
Le photographe de 42 ans se rappelle ses premières sorties de photographe de rue. „Au début, on est perdu. Je sortais et ne faisais aucune photo. Je ne voyais rien, comme si je me baladais avec des copains.“ La street photography aide à orienter son regard. „Le plaisir, c’est déjà de me balader, de regarder, de découvrir des endroits, des bâtiments, des gens. On a souvent tendance à regarder vers le bas. Avec mon appareil photo, je me force à regarder devant moi et des fois à regarder vers le haut.“ Et avec le temps, le regard s’aiguise et se met à anticiper. „On voit même des moments, des instants qui arrivent qui sont en train de se former.“
Car le photographe de rue renonce à la composition. Il vit de l’instantané, de l’ordinaire. Il dresse la scène, en choisissant l’endroit, le cadrage. Mais il ne choisit pas les acteurs. „Même si l’atmosphère est parfaite, on peut attendre des heures sans que rien se passe.“ Parfois, au contraire, les planètes sont alignées, le sujet, la scène et le photographe sont en pleine osmose. Et il se passe un truc comme ce jour où en embuscade devant une publicité, après 45 minutes à l’affût, une femme est arrivée cigarette à la main et a exhalé la fumée au bon moment.
Pour obtenir de telles photos, il faut savoir se faire oublier. Paul Bintner se balade l’appareil en bandoulière, préprogrammé et donc prêt à dégainer. Il sait que les éléments situés entre deux et dix mètres seront nets. Il ne porte pas toujours l’appareil à son œil pour déclencher encore plus discrètement l’appareil. Un autre bon moyen de passer inaperçu, c’est jouer les touristes, avec des vêtements neutres et un sac sur le dos. La tolérance est alors plus grande pour les regards indiscrets. Mais la plupart du temps, il suffit de se fondre dans le paysage pour être oublié par les passants affairés.
Pour ce photographe amateur, un cliché sans passant, c’est une photo d’architecture. C’est pourquoi par exemple, l’urbex, qui consiste à explorer les lieux urbains abandonnés, est „la branche rebelle de la photo architecturale“, mais n’appartient en aucun cas à la street photography. Les photographes de rue arpentent aussi des lieux amenés à disparaître, mais tant qu’ils sont fréquentés. Paul Bintner possède d’ailleurs, après dix ans de pratique, déjà un petit trésor, les photos du centre Aldringen, avant la destruction.
Désormais, il fait moins de photos. Il se consacre à la présidence du collectif Street Photography Luxembourg, qui compte 21 membres triés sur le volet, et à l’organisation du Luxembourg Street Photography Festival, qui cette année a franchi un cap, en obtenant le soutien du ministère de la Culture. Le festival est un moyen de promouvoir cette branche de la photographie, de mettre en avant la scène luxembourgeoise, mais aussi de faire circuler le savoir-faire entre les grands noms du mouvement et les amateurs du Grand-Duché et de la Grande Région.
„Le contraire du street art“
Quand il est venu en 2011 pour s’exercer à Luxembourg, Jean-Christophe Béchet avait trouvé que le quartier européen, „le plus en prise avec le monde moderne“, était le plus intéressant à explorer. „Il y avait tous ces bus qui passaient tout le temps dans de grandes avenues droites et froides. Le quartier de l’Europe n’est paradoxalement pas très convivial. Il montre la façon dont les villes se développent“, observe-t-il. Aucune des photos en noir et blanc prises à Luxembourg ne figure dans le livre-manifeste, sélection de 105 photos, complétées par trois interviews, que Jean-Christophe Béchet présentera ce soir aux Rotondes. Il n’y a sélectionné que des photos couleurs. Cela correspond mieux à sa définition de la street photography comme un art qui documente l’époque. „C’est un peu le contraire du street art, dont l’idée est de faire de l’art dans la rue. Nous, on veut prendre la rue et l’amener dans un livre ou dans une exposition, par notre capacité à la restituer avec élégance, par l’art du cadrage. Nous voulons faire de la rue une matière première artistique.“ Et il n’y aurait parmi les arts que la photographie qui ait un courant spécialement dédié à cette tâche.
Nous voulons faire de la rue une matière première artistique
Il existe une filiation avec les humanistes des années 50, mais elle n’est pas aussi claire qu’on ne l’imagine. „La street photography est le reflet du monde actuel, qui n’est plus aussi bienveillant qu’après la Seconde Guerre mondiale. La photo de rue humaniste a correspondu à une époque avec des gens qui pensaient à des lendemains meilleurs, qui étaient engagés. La street photography est plus liée à l’individualisme, à une forme de vision moins engagée politiquement, moins dans le social et plus dans l’observation.“
Jean-Christophe Béchet est moins intéressé par les photos de rue qui cherchent le détail cocasse. On frôle trop l’anecdotique. „Il conçoit ses photos comme des „microfictions“, reflets d’une époque, comme l’écrivain Régis Jauffret écrit les siennes en littérature. Ce qui fait le succès des photos, c’est qu’elles documentent la façon dont on vivait à une époque et le décor urbain, dit-il. Et pour cela, rien de tel que partir dans la rue en en sachant le moins possible, ouvert à toutes les opportunités. C’est une vision qui colle bien à la pratique de Paul Bintner: „Je peux montrer les sans-abri comme les petites dames qui promènent leur chien.“
Au programme du festival (6-9 mai 2022)
Exposition de clichés de street photographes luxembourgeois et internationaux: vendredi 6 (17-20 h), samedi 7 (10-20 h), dimanche 8 (13-18 h) et lundi 9 (13-18 h)
Conférences-rencontres avec les artistes internationaux: Jean-Christophe Bréchet (vendredi 6 à 20 h), Julie Hrudova (samedi 7 à 14.30 h), Matt Stuart (samedi 7 à 17 h)
Workshop de Massica Bentahar sur le droit à l’image (dimanche 8 à 14 h)
Slide Night: projection de diaporamas (samedi 7 à partir de 20.30h)
Rencontre: Meet the artist at desk avec Pierre Gély-Fort (samedi 7 de 13h à 17h)
Portoflio Reviews: (samedi 7 mai à 10 h, inscription requise)
DiscoverBox: Présentation de projets ou approches photographiques durant des sessions de 10 minutes, dans le style des TED Talks (samedi 7 à 16 h)
Infos: www.rotondes.lu ou streetphoto.lu
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