Il y a des figures dans ces œuvres, d’abord évidentes au début de la carrière d’Eugène Leroy, puis qui semblent prises dans la matière, enfoncées là-dedans, comme enfermées dans un univers fondamental, fait de terre, de boue, d’infini. Orbites des yeux, trou de la bouche, visages qui émergent. Les autoportraits, sans concession, sont ceux universels de l’homme pris dans sa condition. Et la lumière qui en émane en donne un éclairage ontologique, comme si en se dépêtrant de tout cela, dans les coulures, les reliefs accidentés, une géologie, une archéologie, particulières, sous les épaisseurs terreuses, se dégageait inévitablement, dépouillée de toute anecdote, une forme révélatrice, un souffle, qui donnent davantage de puissance encore à cette matière en fusion.
Et dans les allers et retours de l’œil – approcher très près pour mesurer l’épaisseur, constater le rythme des empâtements, se perdre dans la couleur jaillie du tube, reculer pour voir l’œuvre dans son ensemble, ainsi que les autres qui la côtoient – en cherchant la forme, réduite parfois à un creusement coloré, une cicatrice, une coupure dans les saillies, se joue notre essence même, faite de silence, méditative, prise par l’indicible. C’est dire la force d’un cheminement solitaire et la force d’une telle œuvre, dans notre univers simplificateur des images.
Un contact charnel
Ce temps long est celui d’Eugène Leroy, qui revenait des années durant sur ses toiles. Chose étrange, si l’on s’amuse à prendre en photo les œuvres, la focale se fait sur le sujet, et la peinture devient plus lisible, car rendue à une platitude qui échappe à l’épaisseur, si caractéristique. Il est dit, dans un film documentaire projeté lors de cette exposition, que les couches de peinture à l’huile formant des sortes de conglomérats, la dernière couche de peinture, celle en contact avec l’air, sèche rapidement, tandis que les couches dessous restent humides longtemps. Ce qui permettait à Eugène Leroy d’entrer charnellement dans cette matière vivante.
Cette durée de travail sur des années, sans être contraint par des expositions – Eugène Leroy a été identifié sur le tard – lui a sans doute été rendue possible par son métier d’enseignant de latin et de grec, ainsi pouvait-il subvenir à ses besoins et se consacrer entièrement à son art. Admirateur de Rembrandt, on trouve des résonances traitées de manière inédite – jamais à la façon de – mais un hommage vibrant qui n’appartient qu’à Eugène Leroy.
L’image disparait
„Tout ce que j’ai essayé en peinture, écrit-il en 1979, c’est d’arriver à une espèce d’absence presque, pour que la peinture soit totalement elle-même.“ L’image disparait peu ou prou, nous laissant face à une matière qui n’a plus rien à voir avec la reproduction du réel. Répétons-le, nous sommes ici dans l’essence même de la peinture, délivrée du regard formaté du spectateur, celui-ci devant, par sa perception, en trouver l’accès. Et c’est une fascination, nous baignons dans la nuit des temps, du magma émerge la création. Le phénomène perceptif que nous demande l’art est à son comble. „Au fond je ne fais pas de toiles, écrit Eugène Leroy, je fais de la peinture.“
Tout au long de cette œuvre qui s’affirme sur les cimaises, par thèmes et selon un fil chronologique, nous découvrons des nus, des autoportraits, des hommages aux Maîtres, des fleurs, des paysages marins, dans leur quintessence, tantôt révélés, tantôt embusqués dans la matière/peinture. Eugène Leroy n’appartenait à aucun courant artistique, et comme la mimesis n’était pas sa préoccupation, figuratif et abstraction ici se rejoignent.
Une exposition rare
Lorsque le peintre Baselitz le découvre en 1961, lors d’une exposition à la galerie parisienne Claude Bernard, il écrira: „Je trouvais là des images brunes, comme champ, comme pierre, comme bois, comme mousse, comme senteur. Une simple composition hollandaise avec une accumulation inouïe de couleurs. Un amas de tôles provenant du pigeonnier qui éclairait ma tête.“
Eugène Leroy s’installe définitivement en 1958 à Wasquehal, ville du Nord de la France. Pour éprouver la lumière sourde de la peinture, celle qui émane des icônes russes, qui lui ont fait éprouver un choc esthétique, il écrit à ce propos: „La matière n’existe pas si elle n’est pas imprégnée de lumière! Je voudrais vraiment faire un tableau qui ait sa propre lumière sourde.“ Pour cela, dans son atelier, il créera une lumière de contre-jour en faisant percer dans le toit une verrière au nord et une fenêtre au sud. Une autre source de lumière, celle-ci indirecte, sera ajoutée par les reflets d’un miroir. Ainsi le motif est éclairé par l’avant, de manière classique, mais aussi par l’arrière. Et les œuvres d’Eugène Leroy irradient effectivement d’une lumière, d’une incandescence propre à la matière qui s’offre à nous, dans l’infini de sa peinture. Cette exposition est rare et remarquable.
Info
Eugène Leroy, Peintre
Jusqu’au 28 août 2022
Musée d’art moderne de Paris
11, avenue du Président Wilson
75016 Paris
www.mam.paris.fr
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