Le caractère unique de l’exposition réside d’abord et surtout dans la conviction que le Mudam nous donne à voir la première rétrospective d’une artiste londonienne dotée d’un talent inouï, rehaussé d’une pertinence rare qui trouve à s’exprimer aussi par la poésie. Mais c’est aussi un événement parce qu’on n’avait jamais vu de personnages et corps noirs, ou d’afro-descendants dans un langage plus militant, représentés en si grand nombre au Kirchberg. Non seulement ils sont nombreux. Mais ils ne servent pas de faire-valoir à des colonisateurs ou peintres en quête d’exotisme. Ils ne sont pas non plus enfermés dans des rôles méprisables, comme c’est trop souvent le cas dans l’art. Ils sont au centre de l’exposition et sont des sujets actifs.
On pourrait d’ailleurs être tenté de lire l’exposition comme une grande réécriture de l’histoire de l’art, démontrant que si la peau noire n’y apparaît si peu et souvent mal, c’est bien le fait non pas d’obstacles techniques, mais plutôt d’un rapport de forces, d’une vision du monde d’une part et du peu de places fait aux artistes afro-descendants d’autre part. L’artiste d’origine ghanéenne n’accompagne pas son travail d’un discours anti-raciste. Mais elle sait pertinemment que l’histoire de l’art est ainsi faite qu’il suffit de peindre les personnes et les corps qui lui sont familiers pour participer à une forme d’émancipation pour laquelle elle a dû elle-même se battre.
Lynette Yiadom-Boakye ne s’effarouche pas quand on l’interroge sur la dimension politique qui se cache derrière ces corps bruns et noirs, comme l’a fait le magazine d’art italien Kaleidoscope. „Pour moi, le caractère politique est autant dans l’action de faire, de peindre, plutôt que dans quelque chose de vraiment spécifique sur la race ou sur la célébration“, confiait-elle, en soulignant que les caractéristiques de certains personnages étaient caucasiennes. „Pour moi, c’est l’aspect normalisant. Ce n’est pas normal parce que ne sont pas de vraies personnes, mais en même temps, cela signifie que la race est quelque chose que je peux complètement manipuler ou réinventer ou utiliser comme je le souhaite.“
Alors, il y avait de quoi s’étonner, lors de la visite de presse, que la présentation n’aborde pas cet aspect évident de la chose, se contentant de décrire les qualités techniques de l’artiste, sans même souligner que la couleur même de la peau dirige le choix des couleurs. Mais, après réflexion, c’est peut-être justement la performance de cette artiste que de nous faire oublier la couleur de la peau et d’œuvrer ainsi à une normalisation. C’est sans ce tour de force qui permet au commissaire de l’exposition Clément Minighetti, d’affirmer: „On pourrait imaginer que ses portraits sont des portraits de société, de nos expressions, de nos grimaces, de la façon dont nous nous présentons au monde.“
Quête d’universel
Lynette Yiadom-Boakye vise l’universalité. Et c’est ce qu’elle atteint sans difficulté dans cette rétrospective organisée par le Tate Britain en collaboration avec le Moderna Museet de Stockholm, le Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen de Düsseldorf et le Mudam. L’artiste a pensé elle-même l’accrochage des 67 tableaux qui constituent cette première rétrospective. Il n’est ni chronologique ni thématique. Elle a composé un parcours dans lequel les œuvres s’échangent entre elles, comme elles le font dans son atelier. Les personnes portraitisées, dont les modèles sont repérés dans des albums de famille ou des coupures de magazine, sont en général absorbées dans leur esprit ou de connivence en groupes. Le fond est généralement neutre, mais pas neutralisé pour autant. L’artiste y montre sa maîtrise des couleurs et de leurs nuances.
Ce fond neutre est un moyen pour elle d’atteindre l’universalité par l’atemporalité. C’est un même souci qui la pousse à ne pas chausser ses personnages. Elle n’apporte aucune indication descriptive permettant d’identifier ou dater la scène. Et il ne faut surtout pas compter sur les titres pour en extraire quelque indice. Ces titres n’expliquent rien. Ils sont à concevoir comme des „coups de pinceau supplémentaires“. L’artiste britannique écrit des poèmes en prose, dont l’un d’eux donne d’ailleurs son titre à l’exposition et accueille les visiteurs à l’entrée des deux galeries du rez-de-chaussée du Mudam. Ces titres donnent davantage une idée sur l’état d’esprit au moment de la composition de cette artiste qui „écrit ce qu’elle ne peut peindre et peint ce qu’elle ne peut écrire“.
Lorsqu’on arpente les allées de l’exposition, on est marqué par l’intense présence des personnages. Elle repose dans la rapidité de l’exécution – certaines œuvres sont faites en une journée. C’est une condition pour se rapprocher d’un instantané photographique, avec des gros plans réalisés sur les expressions des visages ou mains. Sans regorger de détails, les attitudes n’en sont pas moins méticuleusement étudiées. On retrouve aussi quelques motifs récurrents, comme un renard ou un carrelage noir et blanc, qui viennent troubler l’habituelle sobriété de la scène. Les personnages de danseurs sont nombreux. Et les références à des grands maîtres de l’histoire de l’art, tels Edgar Degas, Edouard Manet et John Singer Sargent tout autant. Et avec ces messieurs, Lynette Yiadom-Boakye supporte largement la comparaison.
Au Mudam, jusqu’au 5 septembre 2022.
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