Vous avez décidé d’interférer la vie professionnelle d’Alma Revel avec sa vie personnelle. Pour quelles raisons?
Quand j’ai commencé à travailler sur le quotidien d’une juge d’instruction antiterroriste – parce que j’avais envie d’écrire un grand portrait de femme à un haut poste de pouvoir –, j’ai compris à quel point son quotidien et les décisions qu’elle devait prendre, qui pouvaient avoir un impact potentiel sur la nation, pouvaient interférer aussi avec sa vie privée. Dans son exercice de juge d’instruction, Alma prend des décisions essentielles, sur la liberté des individus, la garde en détention … Toute la journée, elle interroge dans son bureau des jeunes partis en Syrie, elle reçoit une mère dévastée, elle visionne des vidéos de décapitation, d’attentats. Cette violence extrême a forcément un impact sur elle. J’ai compris qu’il était impossible pour cette femme de rentrer chez elle le soir, de faire abstraction de ce qu’elle avait vu et entendu. Il faut qu’elle ait un certain équilibre dans sa vie personnelle pour supporter cette tension. Ce stress quotidien a un impact aussi sur sa vie intime. Cela me permettait aussi de mieux comprendre pourquoi elle était amenée à avoir une liaison avec un avocat de la défense, en l’occurrence. Alma est confrontée à la noirceur de l’âme humaine, à la pulsion de mort. Je trouvais intéressant qu’elle ait aussi un ressort de vie que sont la sexualité et l’amour.
Pour camoufler leurs intentions, nombreux sont les terroristes qui pratiquent la taqiya. Comment Alma est-elle en mesure de percer cette dissimulation?
Elle ne sait pas qui elle a en face d’elle. Elle essaie de comprendre le parcours d’un jeune qui est parti en Syrie avec sa femme. À travers ses interrogatoires, elle veut déterminer s’il représente un danger pour la société. Lui a un discours construit et cohérent. Il explique qu’il est un repenti, qu’il a une femme et une famille. Elle, elle a un faisceau d’indices à la faveur de rapports d’experts et de psychiatres. Elle essaie de se forger aussi sa conviction qui lui permet de prendre sa décision. Elle a parfois aussi devant elle quelqu’un qui ment. Le phénomène de la dissimulation est une technique vieille comme le monde. C’est toute la difficulté et la beauté de son métier: percer à jour la nature humaine. Sait-on jamais qui l’on a en face de soi? Et, aussi, dans sa vie privée?
Alma croit en une seconde chance pour Abdeljalil …
Elle le dévoile très bien dans ses échanges qu’elle a avec l’avocat de la défense parce que, selon lui, en matière de terrorisme, on est aujourd’hui face à une infraction par anticipation et qu’on garde des gens qui ne sont pas passés à l’acte. Cela lui pose un problème au niveau des libertés individuelles que cela représente. On est dans un moment où la France est tétanisée, sidérée par la peur des attentats sanglants – le livre s’ouvre en mai 2016, après les attentats de Paris. Évidemment, la tentation, c’est d’assurer la sécurité de la nation et donc de garder en détention des personnes dont on ne sait pas si elles ne vont pas commettre un attentat si on ne les place pas sous contrôle judiciaire. On est vraiment à un moment charnière dans la situation politique en France.
Alma est fille d’un ancien militant d’extrême gauche qui s’est perdu dans le grand banditisme et qui a été incarcéré. Elle connaît les effets pervers sur l’individu de l’incarcération. Elle sait que quand l’on incarcère un jeune de seize ans, on prend le risque qu’il pourrait subir l’embrigadement djihadiste, voire qu’il se suicide parce que trop fragile. Alma est une femme profondément humaniste. Elle a des idéaux, des convictions fortes, tout en n’étant pas naïve. Elle croit aussi en une réparation possible quand il n’y a pas eu de passage à l’acte. Malgré tout, elle reste dans sa logique de juge. Comme beaucoup de juges que j’ai rencontrés, elle a une conscience aigüe de sa fonction.
„Poids de la charge mentale“
Le juge d’instruction est une femme. Pourquoi ce choix?
Au début, j’avais choisi un homme et j’avais pensé qu’il y avait moins d’enjeux affectifs et émotionnels. La lourde charge professionnelle qu’ont les femmes surtout à des postes à hautes responsabilités est une vraie question. On leur demande beaucoup. Ce qui m’intéressait, c’était cette idée que, à la fois, Alma se sent responsable et menacée. Elle a un garde du corps, elle vit pendant la semaine dans un petit studio proche du tribunal. Elle se sent coupable de sa vie de famille et d’épouse qui se délite. Quand elle va avoir une liaison avec un avocat, très vite, se pose pour elle la question de l’intégrité: soit divorcer de son mari, soit quitter cet amant. Pour moi, il y avait une cohérence qu’ont les femmes, à savoir qu’il y a un rapport aux enfants qui est particulier avec ce poids de la charge mentale qui est très fort quand on est à tête d’un service de douze juges.
Deux trajectoires religieuses sont présentes dans votre roman …
La question un peu taboue de la foi m’intéresse. Ce besoin de spiritualité qu’on a parfois tendance à dénigrer voire à dénoncer alors que cela fait appel à des ressorts très intimes. J’avais envie de décrire deux parcours de foi à l’origine guidés par des intentions louables et qui peuvent se transformer en violence dans le cas d’Abdeljalil et dans un repli identitaire dans le cas d’Ezra, le mari d’Alma.
Des lois d’exception sont mises en place pour combattre le terrorisme. Quel regard portez-vous sur ce dispositif possiblement liberticide?
Je ne connais pas assez bien le sujet. Les agents de renseignements ont la possibilité de prolonger la garde à vue. C’est un dilemme très important. L’ancien patron de la DGSI lors du procès du Bataclan a clairement posé la question: on veut plus de liberté ou plus de sécurité? Sachant que le risque zéro n’existe pas. C’est la grande problématique. Effectivement, l’opinion publique pendant une période d’attentats va réclamer plus de sécurité et quand c’est plus calme elle va reprocher la privation des libertés. C’est un dilemme insoluble.
Votre roman résonne avec le procès en cours des attentats du 13 novembre de Paris. Une coïncidence?
Oui. Quand j’ai commencé à travailler sur ce roman tout début 2019, je ne savais absolument pas quand l’instruction allait terminer. C’est un pur hasard qui n’est pas heureux parce que je n’ai pas voulu que le livre sorte en septembre, à l’ouverture du procès, par respect pour le fait qu’il faut bien distinguer la fiction du réel. Le procès a duré plus longtemps que prévu, à cause du Covid. Le livre sort pendant les interrogatoires. Je lis des comptes rendus des procès, cela m’intéresse.
Vos romans décryptent la société et l’époque contemporaines … En quoi le réel est-il une source d’inspiration?
Tout part d’un questionnement, d’un désir de comprendre la société dans laquelle je vis. C’est constitutif de ma personnalité. Finalement, écrire me permet de comprendre le réel. J’aime mener des enquêtes, rencontrer des gens pour comprendre ce qui se joue. Et, finalement, j’essaie de dessiner une géographie de la violence contemporaine. Cela fait plusieurs années que je travaille sur des sujets qui traitent de cela. On me définit comme un écrivain réaliste. Je me reconnais totalement dans cette définition. Cela correspond à ma conception de la littérature qui, pour moi, doit être à la fois politique et sociale. Elle doit permettre au lecteur de susciter son questionnement, de trouver un écho à sa vie. Dans un roman, j’aime créer de la complexité, de l’ambiguïté, manifester la vérité, aussi. Nietzsche disait: „Il n’y a pas une vérité, mais une perspective sur la vérité.“ Je crois qu’à travers la voix des personnages se dessinent des vérités multiples.
„La Décision“, roman, Karine Tuil, Ed. Gallimard
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