Lors d’une visite de bâtiments asilaires vides et voués à la destruction, des papiers à jeter attirent l’attention. Contre le mur d’une salle, le dortoir des agités, d’épais rouleaux de papier. Déroulés, ils offrent des séries de dessins, des architectures méthodiques tirées au crayon noir, d’autres, coloriés, plus naïfs. Ils sont signés René Leichtnam. L’exposition propose, à partir de ces dessins, de partir à la rencontre de René L. et de son époque.
Traversées des hétérotopies
René L. est né à Perrégaux (Oran), en mai 1920. Ses grands-parents, Alsaciens, ont quitté la France pour l’Algérie après la défaite de la France face à la Prusse, en 1871. Les Alsaciens qui désiraient rester Français avaient la possibilité, encouragés par la loi, d’aller s’installer en Algérie. C’est ainsi que les grands-parents de René L., des Strasbourgeois, ont gagné l’Oranais. René L. reçoit une formation de tourneur. Mais dès l’âge de vingt-quatre ans, il est hospitalisé pour schizophrénie de manière continue dans différents hôpitaux psychiatriques en Algérie.
Autre drame, après la fin de la guerre d’Algérie et son indépendance, René L. est rapatrié et interné en France, à Picauville, dans la Manche. Sa famille ne le réclame pas. René L. meurt en 1993. Sa vie sert de fil à l’exposition, qui déroule les mondes différents qu’il a connus, des hétérotopies, comme l’indique l’intitulé de l’exposition. L’hétérotopie est un concept du philosophe Michel Foucault.
Dans l’une de ses conférences publiée en 1967, Foucault distingue les utopies, sans lieu réel, des hétérotopies, „des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient localisables. […] Je les appellerai, par opposition aux utopies, les hétérotopies“.
Les hôpitaux psychiatriques, les expositions universelles, les bateaux, les maisons de retraite, relèvent de ces lieux qui ont „le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces qui sont en eux-mêmes incompatibles“. Or René L. a connu le monde des colonies, avec ses règles particulières, celui des hôpitaux psychiatriques, celui du bateau qui l’a rapatrié, comme il a assisté au règne du Paquebot France.
De grands programmes urbains
L’exposition revisite l’histoire coloniale, l’institution psychiatrique en particulier, sujette, en Algérie, à des traitements différents pour les musulmans et les Européens, des traitements qui indignent le jeune psychiatre Frantz Fanon et l’obligent à démissionner, car cette institution participe de l’aliénation coloniale. L’architecture occupe beaucoup René L. qui dessine des immeubles, précisément, à la règle, des pavillons et, comme une image de lui-même, une projection de sa psyché, des maisons rudimentaires, un toit et des murs, sans ouvertures, emboîtées les unes dans les autres, à la manière de poupées russes. Cette architecture, son environnement, est celle du village oranais, Perrégaux, réplique d’un village français de la Troisième République.
Les années 50 voient une politique architecturale nouvelle, destinée à résorber les bidonvilles, de grands programmes urbains sont alors confiés à des architectes français, Fernand Pouillon notamment. Et lorsque René L. est rapatrié en 1963, il arrive dans une région reconstruite, en Normandie, suite au débarquement de juin 1944 – comme on le voit avec le Havre sous la houlette d’Auguste Perret. Ces habitations nouvelles – l’hôpital psychiatrique de Picauville où René L. trouve refuge est lui-même neuf – sont retranscrites dans les dessins de René L. Et les immeubles avec leur fenêtres empilées au gré des étages semblent autant de cellules et ne constituent pas, quoi que l’on en dise, une vision d’une hétérotopie architecturale, même si le projet se voulait peut-être comme tel.
Ce qui frappe également, c’est l’absence d’êtres humains, de narration quelconque, à part la disposition des pavillons ou la masse d’un immeuble. Les fenêtres sont étroites. Et le tout d’une précision carcérale. Le processus de la série – René L. dessine nombre de ces architecture – fait œuvre, le dispositif semble imparable, celui de la nécessité de décrire ce qu’il voit, sans fioriture, comme pour documenter son environnement. Par contre, les bateaux, la mer, éveillent sa fantaisie. Pour ces dessins-là, René L. utilise la couleur, fait apparaître les sujets, deux marins et une femme sur un bateau, de manière frontale, le ciel est bleu et le soleil, à gauche, sourit. Ailleurs, des poissons s’embrassent ou dessinent une frise, tandis qu’en marge René L. tente de répertorier, comme dans un inventaire poétique, ce qu’il voit, fontaines et bassins. En résonance avec les dessins de René L. le parcours est jalonné d’œuvres de grands artistes, comme Sol LeWitt, Germaine Richier, Fernand Léger. Il est émouvant de voir resurgir de tels dessins, comme s’il s’agissait de la réparation posthume d’un destin fracassé, celui de René L.
Infos
L’exposition „Hétérotopies contrariées“ est à voir jusqu’au 8 mai 2022 au Mucem (Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) de Marseille. www.mucem.org
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