Alberto Giacometti vit l’aventure surréaliste à part entière pendant cinq ans, de 1930 à 1935. Une étape importante dans son travail, quand on sait qu’il n’a eu de cesse, dès 1926 d’approcher le groupe surréaliste. Ce sera chose faite en 1930, grâce à l’une de ses œuvres, „Boule suspendue“, composition en plâtre, qu’il réalisera en bois en 1931. Une sphère et un croissant donnent l’impression de glisser l’une sur l’autre. André Breton fera l’acquisition de cette pièce unique. Les sculptures mouvantes de Giacometti sont d’emblée reconnues par les surréalistes, dont l’univers onirique, fait de hasard et d’érotisme latent, ne saurait se contenter de la réalité ou de sa transposition. Giacometti entre dans le cercle des surréalistes, où les consignes doivent être respectées à la lettre, André Breton y veillera. „Du style et de la poésie faite par tous et non par un“, selon la consigne de Lautréamont. Une poésie proche de la formule, toujours de Lautréamont: „Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie.“
Faire son travail au mieux
Au sein du groupe surréaliste, Giacometti noue des amitiés particulières avec certains, dont Arp, Masson, Tanguy. Mais c’est Breton qui l’attire, Breton qui stimule sa création, peut-être par son autorité, son exigence, sa façon de réunir et de diriger le groupe. Des pratiques expérimentales ludiques, extralittéraires, voient le jour. Cette façon de s’en remettre au hasard par l’écriture automatique, le rêve, les cadavres exquis, les dérives urbaines, les marchés aux puces et autres tentatives, font partie d’un processus qui sans cesse échappe et questionne. Le marché aux puces est l’un des lieux du „hasard objectif“. Au printemps 1935, alors que Giacometti travaille à sa sculpture „L’Objet invisible“ – une femme en partie assise, dont les tibias sont appuyés contre une planche rectangulaire et dont les mains sont ouvertes sur du vide, mais la façon dont elles sont ouvertes indique qu’elles tiennent un objet invisible –, il déambule avec André Breton dans un marché aux puces et s’arrête devant un demi-masque en tôle qui l’inspire pour le visage de cette œuvre. Pour „L’Objet invisible“, Giacometti a ajouté une petite tête de tamanoir à côté de la figure, le tamanoir étant l’animal fétiche de Breton.
Giacometti, fort de cette amitié, travaille les assemblages. Table (1933, plâtre) relève d’une mise en espace à la de Chirico, avec l’apparition d’un visage qui s’apparente à celui inexpressif d’un mannequin, tête posée sur une table où reposent également une main et un polyèdre. Ce polyèdre sera aussi sculpture, appelée „Cube“, on le voit sur une photo de Man Ray, dans l’atelier de Giacometti, vers 1934. Quant à l’amitié avec Breton, celle-ci se lit à travers la correspondance entre les deux hommes. Forte, parfois avec un soupçon d’autorité et de domination de la part de Breton, là où Giacometti semble ouvert, impressionné, sincère, ceci d’autant plus après le décès de son père, en 1933, une disparition qui le plonge dans une profonde mélancolie.
Une relation stimulante
Cette correspondance, que l’on peut étudier dans le catalogue édité pour la circonstance, un catalogue érudit et fort bien réalisé, faisant alterner propos et œuvres dans une exigence imparable, „Amitiés surréalistes, Alberto Giacometti / André Breton“ (Editions Fage, janvier 2022, 28 euros), permet de voir tout le long, jusqu’au coup d’éclat de la fin de la part de Giacometti, un désir amical de plaire, un honneur d’être dans cette relation. Une relation qui le stimule, le fait travailler d’arrache-pied. Cette amitié a donc connu des heurts. L’un d’eux, lorsque Aragon, surréaliste engagé, est soutenu et rejoint par Giacometti. Les surréalistes, pour la révolution, se rapprochent du Parti communiste, mais les plus orthodoxes, comme Breton, préfèrent continuer dans leur liberté de création, là où d’autres, s’engagent. Aragon fait scandale avec son poème de propagande, Front rouge. André Breton le soutient en publiant „Misère de la poésie“. Mais il juge le texte d’Aragon régressif. Les deux hommes se fâchent, Giacometti prend, en 1932, le parti de soutenir Aragon, et se retrouve excommunié. Les surréalistes ont connu nombre de dissensions, et certaines figures de proue comme Desnos, Artaud, Aragon, Eluard, s’en sont éloignées.
A la suite de cet épisode, Giacometti, désireux de renouer avec André Breton, lui écrit et fait en quelque sorte son mea culpa. Il revient dans le giron surréaliste. Il sera le témoin, avec Eluard, du mariage de Breton avec l’artiste Jacqueline Lamba. Man Ray photographiera l’événement. Les amitiés féminines ne sont pas en reste, et le catalogue relate la liberté créatrice que Montparnasse a pu connaître en ces temps-là. Mais l’épisode Aragon et l’engagement de Giacometti, ont encore une résonance, surtout lorsque Giacometti fait un retour à la figuration. „Le meilleur moyen d’être révolutionnaire pour un artiste, c’est de faire son travail au mieux“, écrit-il. Or, la figuration et la réalité ne sont pas dans les conventions surréalistes. Giacometti s’en affranchit par son travail de recherche, son exigence, la nécessité de son art, qu’il place au-dessus de tout. „Je déteste ces méthodes dont je n’ai plus l’habitude, écrit Giacometti à Breton, si je veux faire quelque chose, je veux le faire librement et pas sous pression et parce qu’on insiste, je ne veux pas avoir la main forcée.“ Une chose est sûre, quelle que soit la période et l’évolution du travail de Giacometti, ses œuvres sont chaque fois virtuoses, d’un dépouillement et d’une force qui lui appartiennent.
Alberto Giacometti / André Breton, Amitiés surréalistes
Jusqu’au 10 avril
Institut Giacometti
5, rue Victor Schoelcher
75014 Paris
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