L’automne 1978 a une grande signification dans ma vie. Cet automne-là représente une rupture dans le développement de ma personnalité, le passage de l’enfance à l’adolescence.
De Denis Scuto
J’ai fêté mes quatorze ans, je suis entré en classe de cinquième et mon ami lallangeois Armand, aujourd’hui contrôleur à la CFL, m’a emmené à ma première réunion du JIV au café Wobrécken à Esch. JIV est l’abréviation de „Jugend-Interesse-Veräin“. Les élèves d’Esch et des environs s’étaient organisés en 1977 pour revendiquer une maison des jeunes autogérée de la part des autorités communales. Le café était chaque fois plein à craquer et chacun avait droit de parole. Des „anciens“ – même s’ils n’avaient que 18-19 ans – comme André Roeltgen, aujourd’hui président de l’OGBL, ou Christian „Kmio“ Kmiotek, aujourd’hui président des Verts, étaient des figures de premier plan. Parmi les jeunes femmes, je me souviens de Flou Weimerskirch, une féministe engagée.
A partir de mars 1979, le JIV édite son propre journal d’élèves, De Kregéilert, où toute contribution est la bienvenue et où aucune censure n’est exercée. J’ai pu y écrire mes premiers articles, sur le besoin des jeunes de s’autogérer, sur des directions de lycée que je trouvais autoritaires, sur la situation des enfants d’immigrés dans les écoles.
Nos réunions, notre journal, mais aussi nos protestations expérimentaient des formes nouvelles. Le 2 juin 1979 nous avons organisé un sit-in à Esch pour rappeler l’assassinat, le 2 juin 1967, de l’étudiant Benno Ohnesorg par un policier lors d’une manifestation contre la visite du shah d’Iran à Berlin. Un mur fut construit sur le parvis de l’hôtel de ville pour symboliser l’attitude du collège échevinal face à nos revendications. Une maison des jeunes autogérée fut ouverte par la commune l’année suivante, elle devint notre espace de rencontres, de création et de réunions, même si elle fut moins fréquentée que les discos JIV que nous organisions au-dessus du Ciné Ariston.
Une „JIV Revival Disco“ fut célébrée il y a quelques semaines à la Maison du peuple, mais on ne se souvient guère du mouvement d’autogestion alors que des maisons de jeunes autogérées furent créées à Esch mais aussi en d’autres lieux comme Luxembourg-ville ou Bridel. Il est vrai que les maisons de jeunes autogérées ont été fermées les unes après les autres faute de continuité et de liens entre les générations d’élèves. Ces expériences restent néanmoins des références dans le travail actuel avec les jeunes dans les villes du pays.
Surtout, le mouvement d’autogestion est à placer dans un contexte historique global, dans lequel s’intègrent aussi les 50 ans du Mouvement écologique qui ont été fêtés cette semaine. Les années 1960-1970 voient la naissance de la „société civile“, secteur de la société en dehors du monde politique et économique traditionnel, façonné par des associations et des réseaux, mais aussi par de nouvelles formes d’autogestion et par des mouvements alternatifs, appelés plus tard „nouveaux mouvements sociaux“. Que ce soit sous la forme d’initiatives citoyennes et de mouvements de protestation spontanés (les „single issue movements“) ou plutôt sous la forme de structures durables qui défendent les intérêts de leurs membres: les ONG, organisations non-gouvernementales. Leurs objectifs, ambitieux: des transformations politiques et sociales profondes. Leurs méthodes, diverses: réunions, tables rondes, résolutions, manifestations, marches de protestation, „Zukunftswerkstätte“, sit-ins, cabarets, etc.
Un contexte historique global
Dans ce changement d’époque des longues années 1960 naissent à travers le monde des mouvements d’étudiants et des droits civiques, des mouvements féministes, pacifistes, écologistes, tiers-mondistes, des organisations de défense des droits de l’Homme, des mouvements homosexuels.
La commémoration de mai 1968 et la focalisation trop étroite sur les événements de cette année-là nous ont fait oublier ce contexte historique bien plus large. D’abord du point de vue géographique: ces mouvements sont transnationaux dans leurs causes. Les fondateurs et les acteurs de ces mouvements grandissent et vivent dans des sociétés qui découvrent la prospérité, pendant les Trente Glorieuses (1945-1975). Ces jeunes appartiennent en outre à la génération d’un autre boom, celui de l’éducation, en particulier la démocratisation de l’accès aux études secondaires et supérieures. Comme l’expriment les historiens Goschler et Graf (Europäische Zeitgeschichte seit 1945, Berlin, 2010): „Wohlstandswachstum und Bildungsexpansion führen zu einem Wertewandel, der den Protest für überindividuelle Ziele als sinnvolle und wichtige Aktivität erscheinen lässt.“ Les jeunes qui voient un sens dans l’engagement politique sont en même temps le produit et le moteur de la libéralisation et de la pluralisation de la société et expriment le besoin de participation citoyenne. Transnationaux dans leurs objectifs. Ces mouvements revendiquent des transformations profondes non seulement dans leur pays, mais en Europe et dans le monde. Transnationaux dans leur organisation, leur inspiration et leur communication. Ils sont membres d’organisations internationales, ils s’inspirent de penseurs et de textes internationaux, ils signent et diffusent des appels au-delà des frontières.
Contexte plus large ensuite du point de vue chronologique: les historiens parlent des longues années 1960 parce que, pour prendre l’exemple luxembourgeois, mai 1968 n’a pas lieu seulement en avril 1971 avec la grève dans les lycées. Il commence bien avant. A la fin des années 1950 et au début des années 1960, l’Union des étudiants luxembourgeois (UNEL) se politise et devient un véritable syndicat étudiant. UNEL et Assoss mènent à partir des années 1950 un combat contre le service militaire obligatoire, qui est aboli en 1967. En 1965 des manifestations se déroulent à la „Béiermans“, la Maison des étudiants belges et luxembourgeois à Paris. Une des revendications est la cogestion des étudiants. En 1964 est fondé le Théâtre des Casemates, en 1965 le groupe d’écrivains „impuls“, en 1967 le cercle d’artistes „Consdorfer Scheier“.
En décembre 1968 des jeunes des Amis de la nature Ettelbruck et de la „Natur- a Vulleschutzliga“ fondent à la Maison des jeunes de la Côte d’Eich le précurseur de Jeunes et environnement et du Mouvement écologique, l’Association de la jeunesse luxembourgeoise pour l’étude et la conservation de la nature, mais la même année naît également le Comité Luxembourg-Vietnam. Les étudiants font grève et manifestent aussi au Luxembourg en mai 1968, contre l’anachronique Collation des grades et les poussiéreux Cours supérieurs. L’Assoss se disloque; de ses cendres naissent des organisations trotzkistes et maoïstes. En 1969 est fondée l’Action solidarité tiers monde (ASTM), en 1970 la section luxembourgeoise d’Amnesty International, en 1971 le Mouvement de libération des femmes (MLF) luxembourgeois. Dans les mêmes années 1968-1971 on assiste, dans le cadre du revirement à gauche du LSAP, à la scission de ce parti. En 1972, la création de la „Jugendpor“ et de l’UNIAO, défenseur des droits des immigrés et précurseur de l’ASTI, montre que des vues et des initiatives alternatives se développent également dans le monde catholique.
Remerschen et l’anti-nucléaire, une lutte fondatrice
Le Mouvement écologique et ses précurseurs naissent dans le cadre de la prise de conscience mondiale des problèmes écologiques, de la pollution de l’air, de la terre, de l’eau par les énergies fossiles, des dangers liés à l’énergie nucléaire, des limites de la croissance. Au début, en 1968, l’idée de la protection de l’environnement était vécue par les membres à travers la découverte de la nature, l’exploration de la faune et de la flore.
Ces objectifs changent, comme à l’étranger, dans le cadre des mouvements de protestations contre les centrales nucléaires et au contact d’initiatives citoyennes. Au Luxembourg, c’est la lutte au cours des années 1973-1977 contre la centrale nucléaire de Remerschen, que le gouvernement CSV-DP, puis LSAP-DP voulait construire, à côté de la centrale de Cattenom planifiée par le gouvernement français. Rapidement, Jeunes et environnement se joint aux militants de la „Biergerinitiativ Museldall“, autour d’Elisabeth Kox-Risch dans le combat contre le „Jorhonnertprojet Remerschen“. Cette lutte et les contacts avec des penseurs du mouvement anti-nucléaire comme le futurologue allemand Robert Jungk contribuent à politiser l’association écologiste. Nous retrouvons des représentants de Jeunes et environnement et de la Natura en 1976 dans le Comité national d’action pour un moratoire (CNAM). Ce moratoire fut voté au congrès extraordinaire LSAP de novembre 1977 et mettait fin au „projet du siècle“. (La lutte contre la centrale de Cattenom n’eut malheureusement pas le même succès.) Le physicien Claude Wehenkel et le président des Jeunesses socialistes, Jean Huss, furent deux des meneurs de cette opposition interne.
Je me permets de les citer nommément, en lieu et place de beaucoup d’autres, pour souligner que les initiatives citoyennes et les nouveaux mouvements sociaux, au Luxembourg comme à l’étranger – je l’ai déjà relevé à travers l’exemple du JIV – ont fait émerger un microcosme de personnalités qui ont contribué à transformer le paysage politique et culturel de ce pays. Des gens d’origines politiques différentes. Voici un exemple: nous retrouvons Jean Huss, de l’aile gauche du LSAP, Elisabeth Kox-Risch, écartée par le CSV de sa liste pour les élections législatives de la circonscription Est en 1974 à cause de son engagement contre la centrale de Remerschen, Thers Bodé, venant de la gauche maoïste, à côté d’autres militants de la lutte anti-nucléaire, lors des premiers pas des Verts, nouvel acteur sur la scène parlementaire à partir de 1984.
Sur le plan extraparlementaire, Théid Faber, co-fondateur de Jeunes et environnement, appelle en février 1978, lors de l’assemblée générale de l’organisation, à tirer les leçons de la lutte menée autour de Remerschen et à fonder un mouvement écologiste qui, tout en refusant une affiliation à tel ou tel parti politique, puisse mener un combat socio-politique et exercer une influence directe sur les processus de prise de décision politiques sur le plan national. Un groupe de travail en résulte, le Mouvement écologique, nom que prend officiellement en 1981 l’ancienne association Jeunes et environnement.
Les longues années 1960 des nouveaux mouvements sociaux ont ainsi fait naître une ONG originale qui a réussi malgré sa professionnalisation à rester fidèle, dans son engagement pour des causes écologistes dans tous les domaines de la vie politique et sociale, aux valeurs que Robert Jungk (Der Atomstaat. Vom Fortschritt in die Unmenschlichkeit, München, 1977) considérait comme centrales en vue d’un avenir plus humain, des valeurs qui n’ont rien perdu de leur actualité: „Bescheidenheit, Gerechtigkeit, Naturverbundenheit, Schönheitsliebe, Gefühlsbejahung, Partizipation und Phantasiebefreiung“.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können