Elles font partie des histoires qui nous fascinaient ou du moins éveillaient notre curiosité quand nous étions jeunes. Des histoires racontées par les protagonistes eux-mêmes au comptoir d’un bar ou alors inscrites dans la propre saga familiale.
Par Denis Scuto, historien
Je veux parler des histoires de légionnaires, de ces engagés volontaires de la Légion étrangère, fondée en 1831 par la France afin de pouvoir incorporer des soldats étrangers dans l’armée coloniale. Dans ma famille, c’est mon grand-oncle Nicolas dit Jeng Hoscheid qui part en 1941, en pleine guerre, à l’âge de 22 ans, avec un copain, sur un coup de tête, pour se rendre du Luxembourg en Algérie et s’enrôler dans la Légion. C’est en Algérie également qu’il disparaît au début des années 1960. Enrôlé pour la durée de la guerre, il a combattu contre les troupes de Rommel, est blessé et fait prisonnier. De retour en Algérie à la fin de la guerre, il épouse Marie Téclès, une Française d’Algérie, avec laquelle il rémigre brièvement à Esch-sur-Alzette où naît leur fils Jean-Paul, en 1947. La petite famille reprend ensuite le chemin de l’Algérie où Jeng se met su service de la 10e Légion de Gendamerie. Le couple divorce rapidement.
Pendant la guerre d’Algérie, Marie et Jean-Paul quittent l’Algérie pour la France alors que Jeng reste sur place et disparaît. Les recherches de ma famille restent sans résultats. En 2007 seulement, l’inauguration à Perpignan d’un «Mur des disparus, morts sans sépulture en Algérie (1954-1963)» par les familles de plus de 2.600 disparus, surtout des harkis – supplétifs musulmans engagés par l’armée française pendant la guerre d’Algérie – a levé une partie du mystère. Au moins Jean-Paul sait-il aujourd’hui, après une attente de cinquante ans, que son père a été assassiné à la fin de la guerre d’Algérie. Sa voiture a été retrouvée le 17 avril 1962 sur l’autoroute d’Oran, mais non son corps. Jeng Hoscheid reste un des milliers de disparus des derniers mois de la guerre et de l’après-guerre d’Algérie.
L’historien Arnaud Sauer, collaborateur scientifique à l’Université du Luxembourg, s’est mis, lui, à la recherche des destins d’autres engagés volontaires luxembourgeois dans la Légion étrangère, d’un épisode particulier en fait, celui de la Première Guerre mondiale. Il a présenté les premiers résultats dans le cadre d’un cycle de conférences sur le Grand-Duché de Luxembourg en 14-18, organisé par le Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History de l’Université du Luxembourg et le Centre de documentation sur les migrations humaines.
De nouveaux éclairages sur les légionnaires
De ses recherches, menées dans les fonds d’archives français les plus divers, Archives de la Légion étrangère à Aubagne, Registres des sous-intendances militaires des régions, Archives de la Défense, se dégage une image plus précise et plus nuancée de ces légionnaires honorés par un des monuments les plus connus du Grand-Duché, la «Gëlle Fra» (alors qu’aucune plaque commémorative n’évoque l’engagement volontaire de Luxembourgeois aux côtés de la France en 14-18 aux Invalides à Paris). Présentons donc, en ce 14 juillet, fête nationale française, quelques-uns des résultats présentés par Arnaud Sauer à Dudelange.
L’identité et l’âge des légionnaires de 14-18 révèlent ainsi quelques surprises. Beaucoup d’entre eux ne sont pas des jeunes et ce n’est pas leur premier engagement dans la Légion. Ils ont combattu avant-guerre dans les guerres du Maroc, dans le Tonkin, en Indochine. Jean-Pierre Cigrand, né en 1876 à Strassen, s’engage dès 1897 dans la Légion et sert en Algérie, au Maroc et dans le Tonkin. Il se réengage en 1902, 1905, 1910 et participe pendant la Première Guerre mondiale à l’expédition militaire malheureuse des Dardanelles. Il meurt au cours de la bataille de Sedd-Ul-Bahr à la suite du débarquement des troupes franco-britanniques sur la péninsule de Gallipoli en Turquie, en avril 1915.
La question de la nationalité des légionnaires apparaît aussi plus complexe que prévue. Jean-Pierre Cigrand est naturalisé Français en 1909 et s’engage en 1914 dans la Légion à Saïda en Algérie non comme Luxembourgeois mais comme Français. D’autres légionnaires français profitent de la loi française du 5 août 1914 qui permet au gouvernement de naturaliser des étrangers qui s’engagent dans la Légion pour la durée de la guerre et changent donc de nationalité pendant le conflit.
Un grand nombre de légionnaires sont nés en France et doivent, en raison du droit du sol français, décider à leur majorité s’ils veulent devenir Français ou alors répudier la nationalité de leur pays de naissance et rester Luxembourgeois. Le légionnaire luxembourgeois le plus connu, le vainqueur du Tour de France, François Faber, né le 26 janvier 1887 à Aulnay-sur-Iton (Eure, Normandie) ne parle pas luxembourgeois mais décide de répudier en 1909, année de sa victoire au Tour, la nationalité française pour échapper au service militaire français et continuer sa carrière de coureur cycliste. Lorsque la guerre éclate, il fait néanmoins le choix de se battre pour la France et s’engage dès le 22 août 1914.
Comme pour la plupart des légionnaires nous ne connaissons pas ses motivations intimes. On prête à Faber cette phrase: «La France a fait ma fortune, il est normal que je la défende.» Sans qu’on puisse en vérifier la source. Le contexte historique général de cet enrôlement est, lui, bien connu. Tous les Luxembourgeois qui s’engagent, qu’ils soient déjà nés à Paris et environs, en Champagne, en Lorraine ou qu’ils soient venus en France avec leurs parents ou encore qu’ils aient émigré en jeunes adultes, sont lancés dans un processus d’intégration dans la société française.
Processus d’intégration et pression sociale
En août 1914 une forte pression sociale s’exerce en plus sur les étrangers pour montrer leur loyauté à l’égard de la France. Citons un des rares légionnaires luxembourgeois à avoir laissé un récit de guerre: Henri Dieschburg, né en 1887 à Echternach qui est recruté comme ingénieur dans la direction de la Compagnie générale de l’électricité à Paris en 1911. Il s’engage le 22 août 1914 avec demande de naturalisation (acquise en novembre 1915), francise son nom en Dieschbourg et est grièvement blessé le 9 mai 1915 – jour du décès de François Faber – lors de l’attaque des «Ouvrages blancs» dans la région d’Arras. Après trois mois de soins et un mois de convalescence, il est déclaré «inapte à faire campagne» et rejoint son emploi à Paris. Il meurt le 25 octobre 1918 à la suite des séquelles de ses blessures subies en mai 1915. Voici comment il explique son engagement dans son récit de guerre, écrit pendant sa convalescence et conservé par sa nièce Marie-Marthe Dieschbourg et son époux Ernest Reiter:
«Aussi, quand le premier août au soir, on afficha le décret de la mobilisation générale, mon devoir était tout indiqué. En vrai Luxembourgeois, aimant la France, vivant au milieu de chefs et de camarades français, je ne pouvais envisager qu’une ligne de conduite: SERVIR. Cela, je le ressentais encore plus vivement le 3 au matin, en entrant à l’usine et en voyant les yeux en pleurs de mes ouvrières. Comment aurais-je pu commander à des ouvrières dont le mari, le fiancé ou le frère était parti, tandis que moi je restais, et par quel privilège: celui d’être un étranger.»
Pression sociale pour s’engager en tant qu’étranger résidant et travaillant en France, sentiments francophiles des Luxembourgeois, mais aussi appels directs à la mobilisation. Le 31 juillet 1914 des intellectuels étrangers avec à leur tête Ricciotto Canudo et Blaise Cendrars lancent un appel aux étrangers pour s’engager aux côtés de la France. Russes, Suisses, Grecs, Turcs, Alsaciens-Lorrains, Belges, des représentants des communautés d’immigrés présentes en France défilent dans les rues de Paris. La colonie luxembourgeoise à Paris fait placarder une affiche intitulée «Aux Luxembourgeois», rappelant la violation du territoire neutre luxembourgeois par les troupes allemandes et exhortant «les Luxembourgeois en résidence à Paris» à lutter pour son indépendance aux côtés de la «grande et noble nation française» et à s’inscrire dans les listes de promesse d’enrôlement déposées chez deux marchands de vin luxembourgeois, Penning et Schmit, l’un sur la rive droite, au Faubourg St-Antoine, l’autre rive gauche, dans le 5e arrondissement.
Beaucoup de Luxembourgeois s’engagent, la plupart le 22 août 1914 comme Faber et Dieschburg. Ce groupe reflète la composition de la colonie d’émigration luxembourgeoise en France, 20.000 personnes environ au début du 20e siècle, dont une moitié d’hommes. Ils vivent à Paris et dans la Couronne de Paris pour la plupart d’entre eux, mais aussi dans la Marne, dans les Ardennes, en Meurthe-et-Moselle. Ils travaillent comme ouvriers dans le bâtiment et le textile, comme artisans du bois et du fer, ils sont boulangers et bouchers, marchands de vin, boutiquiers, chauffeurs, coiffeurs, garçons de café. Certains font leur Tour de France comme compagnon, d’autres s’y installent pour de bon. Une minorité ont fait un parcours d’études supérieures et sont étudiants, ingénieurs, techniciens, comptables, géomètres. Un d’entre eux, enfin, est coureur cycliste professionnel.
Combien étaient-ils? Nous ne le savons pas. Dans le cadre de l’instrumentalisation politique des légionnaires par le gouvernement luxembourgeois après la Première Guerre mondiale, les chiffres ont été grossis pour souligner que le ’peuple’ luxembourgeois était du côté des Alliés. Le nombre de 3.000 légionnaires a été avancé. Les légionnaires représentent d’ailleurs un enjeu politique déjà pendant la guerre, en particulier pour la France et la Belgique qui lorgnaient vers le Luxembourg en vue d’une annexion ou du moins une intégration du Grand-Duché dans leur sphère d’influence dans la perspective d’une défaite allemande. Le Roi des Belges Albert fait des démarches auprès de l’état-major français pour qu’il autorise les légionnaires luxembourgeois à rejoindre les rangs de l’armée belge. En pleines tractations du Conseil des Quatre à Versailles, le 4 avril 1919, le chef de gouvernement français Georges Clemenceau tient ainsi à rappeler le rapport de forces en matière de légionnaires luxembourgeois: «Ne me demandez pas de jeter les Luxembourgeois dans les bras des Belges: je ne connais pas leurs sentiments. Tout ce que je sais, c’est que nous avons eu dans l’armée française 1.500 volontaires luxembourgeois et qu’il n’y en a eu que 170 dans l’armée belge. Je ne dis pas cela, d’ailleurs, pour revendiquer le Luxembourg.»
Grâce à l’ouverture des archives militaires françaises et la campagne de numérisation d’archives qui accompagne le Centenaire de 14-18, des historiens comme Arnaud Sauer arrivent peu à peu à mieux cerner l’engagement volontaire de Luxembourgeois dans l’armée française, mais aussi belge, anglaise, américaine – ou encore, sujet longtemps tabou, allemande. En attendant et en vue de ce 14 juillet et d’une finale où les Bleus se battront, pacifiquement, pour la couronne de champion de monde du football, de nombreux Luxembourgeois souscriront à la formule employée par Henri Dieschburg dans son récit de guerre: «Français de cœur parce que Luxembourgeois.»
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