De Denis Scuto
«Mi-en-leh lehrte: Solche Sätze wie ‹Regen ist gut› oder ‹Regen ist schlecht› sind entschieden zu kurz. Wenn der Regen, den das junge Korn braucht, um nicht zu verdursten, zu lange fließt, dann ersauft es. Ein anderes Beispiel: Wenn man eine Fotografenplatte lange belichtet, dann wird sie zuerst grau und dann schwarz. Wenn man sie noch länger belichtet, wird sie wieder grau. Solche Sätze wie ‹Das Belichten einer Fotografenplatte macht diese schwarz› sind falsch.»
Dans son ouvrage posthume de 1965, „Me-ti. Buch der Wendungen“, l’écrivain Bertolt Brecht confronte philosophie marxiste et chinoise, analyse, sous forme d’aphorismes et d’anecdotes, la première moitié du vingtième siècle, en tire et en propose des enseignements. J’ai choisi la citation ci-dessus car elle me fait penser à un historien luxembourgeois: Henri Wehenkel. D’abord parce qu’on ne peut le classer dans une catégorie nettement définie. Il a étudié la philosophie à Paris mais est devenu prof d’histoire et a produit une oeuvre originale d’historien. L’engagement politique caractérise toute sa vie mais il possède un grand talent littéraire et son dernier livre ressemble à un roman reliant une multitude de personnages à travers une intrigue complexe. Il est le descendant d’une famille de la haute bourgeoisie de la capitale, avec un ministre socialiste comme père, mais il a tracé sa propre voie, qui l’a mené de l’activité clandestine de passeur de militants du FLN pendant la guerre d’Algérie au Parti communiste luxembourgeois puis chez «déi Lénk».
Cette citation lui correspond très bien, surtout parce qu’il a toujours refusé le manichéisme de l’historiographie nationale luxembourgeoise. Tout comme les récits mythiques sur la Seconde Guerre mondiale qu’on a racontés à sa génération – il est né en 1940 – et qu’on a continué à conter aux générations suivantes. Il fut un des premiers à remarquer à quel point ces récits brouillent les pistes de la connaissance historique.
Lutter contre les phrases trop courtes
En 1982 il regrettait que Gilbert Trausch, lequel avait commencé à déconstruire les mythes, les images d’Epinal comme celles véhiculées sur le Klöppelkrich par exemple, se soit mis à produire un récit national mythique, récit qu’il avait dénoncé dix ans plus tôt encore comme «fruit tantôt d’une piété ou d’un patriotisme mal compris, tantôt d’un penchant national pour la raillerie». Des phrases de Trausch comme „un occupant haï contre lequel toutes les classes font bloc a priori“ sont fausses, car les nuances manquent. Depuis plus de trente ans, Henri Wehenkel lutte contre des phrases trop courtes. En posant dès 1982 des questions critiques:
«La collaboration était-elle un fait absolument marginal? Il faudrait parler de l’appel lancé par Reuter au nom de tous les organes institutionnels pour le retour de la grande-duchesse, du manifeste ‹Heim ins Reich› signé par toutes les chambres professionnelles excepté celle des ouvriers, de la participation du chef de l’Arbed à l’organisme suprême de la sidérurgie nazie aux côtés de Roechling, Krupp, etc. La résistance fut-elle le fait de toutes les classes sociales et de toutes les familles politiques? Il faudrait analyser le contenu des programmes des différents mouvements de résistance. On verrait resurgir à gauche l’appel à toutes les formes de la lutte des classes que Trausch avait trop vite enterrée (avec la grève de) 1921, à droite la nostalgie de l’état corporatiste que Trausch n’avait pas pris au sérieux.»
Dans son premier ouvrage historique, Der antifaschistische Widerstand in Luxemburg (1933-1944), de 1985, il nous apprend que la phrase «La Seconde Guerre mondiale a commencé au Luxembourg le 10 mai 1940» est, elle aussi, trop courte. Des nazis et des fascistes se trouvaient au Grand-Duché déjà avant, la propagande völkisch également. Les uns luttent contre ces tendances, d’autres les approuvent, d’autres encore tentent de s’en accommoder. Des hommes et des femmes sont déjà persécutés, en fuite, cherchent de l’aide. Nous pouvons lire chez Henri Wehenkel en 1985 ce que le Rapport Artuso corrobore trente ans plus tard, à savoir qu’un gouvernement de fait autour d’Albert Wehrer était en place après la fuite du gouvernement. Il évoquait déjà la tentative de collaboration étatique à la Vichy, voulue par la Commission administrative, la Chambre des députés et l’Arbed, qui échoua car les nazis voulaient l’annexion et non la collaboration de l’Etat. Après la «collaboration impossible» (Wehenkel), les mêmes institutions appellent fin 1940 à la soumission, à l’acceptation de l’»inévitable».
Lorsque des recherches furent menées sur le phénomène de la collaboration dans les années 1990 et 2000, non à Luxembourg où il n’y avait pas d’université, mais à Bruxelles, à l’Institut d’histoire du temps présent CEGES et à l’ULB, Henri Wehenkel mettait de nouveau en garde contre les catégorisations simplistes et les généralisations hâtives. On pouvait être collaborateur à un quart et résistant à trois quarts. Ou collaborer de mai 1940 à mars 1941, rester dans l’expectative de mars 1941 à janvier 1943 et résister ensuite. Ne regardons pas les acteurs de la guerre avec les yeux de leurs juges, des acteurs de l’Epuration après-guerre, fut un autre avertissement lancé de sa part. Les jugements des tribunaux et des commissions d’enquête qui sanctionnent des hommes et des femmes comme collaborateurs cachent autant qu’ils ne révèlent. Des phrases comme «Ceux qui ont reçu une Médaille de résistant étaient les Bons» et «Ceux qui furent condamnés étaient les Méchants» sont trop courtes.
Au fond, nous dit Wehenkel, nous ne savons rien sur cette époque. Il faut recommencer à zéro et écrire l’histoire de cette guerre qui ne débuta pas le 10 mai 1940 et ne s’arrêta pas le 10 septembre 1944. Arrêter de reproduire la mémoire construite après-guerre. Il s’agit de retrouver les acteurs dans leurs réalités historiques, derrière les discours, les rituels, les institutions. Sans oublier que la microhistoire ne suffit pas si elle n’étudie que les liens directs. Il faut s’intéresser aux liaisons indirectes et aux relations de pouvoir. Les acteurs sont influencés par un contexte plus vaste qui les relie aux centrales du pouvoir politique et économique, au Luxembourg et en Europe.
Le crépuscule de la logique binaire
Retrouver les personnes en chair et en os, recommandait Marc Bloch. Voilà pourquoi Henri Wehenkel a choisi, dans son nouveau livre, «Entre chien et loup», de dresser le portrait «in situ» de seize personnes accusées, à tort ou à raison, de «collaboration avec l’ennemi». Après s’être longtemps intéressé aux chefs connus il se penche cette fois-ci sur ceux qui n’étaient pas au premier rang. Même si, en épluchant bien ce passionnant roman à multiples entrées, on se rend compte que les chefs comme Damian Kratzenberg et Aloyse Meyer ne sont jamais très loin. Mais, après avoir tenté de comprendre cette époque en faisant des recherches sur ceux qui étaient en pleine lumière, il a remarqué que les archives, notamment celles – parfois elles-mêmes drôlement épurées – de l’Epuration, sont bien plus riches pour ceux que la mémoire a relégués dans l’ombre.
«Entre chien et loup», au crépuscule, lorsque les contours s’effacent, la logique binaire – bon ou méchant, honoré ou condamné – est remise en question: le chef d’avant-guerre de la police secrète luxembourgeoise, de la Sûreté, Mathias Schiltz, était-il un des méchants, parce qu’il fut suspendu de ses fonctions le 11 septembre 1944? Ou bien son collègue Huberty et lui-même furent-ils victimes d’un complot de la dizaine d’autres membres de la Sûreté qui ont été intégrés comme eux dans la Kripo et jouaient au football chaque semaine avec leurs camarades allemands? Les autres membres de la Sûreté avaient-ils besoin de boucs émissaires dans leurs rangs pour cacher qu’ils ne faisaient pas seulement du sport avec la Gestapo mais qu’ils étaient dans le même service de recherche, à la poursuite e.a. de déserteurs luxembourgeois?
Le peintre Theo Kerg qui fut arrêté par la milice de Vianden le 14 septembre 1944 fut-il un traître mais non pas les 8.000 Luxembourgeois qui étaient plus pressés que lui d’entrer dans la Volksdeutsche Bewegung (VdB)? Kerg traître mais non les nombreux peintres connus et moins connus qui avaient continué à exposer dans le Gau Moselland et le Reich?
Pourquoi l’ingénieur Pierre Schmit fut-il emprisonné en septembre 1945, lui qui avait défendu des intérêts luxembourgeois dans l’entreprise multinationale AEG, qui avait lutté contre l’aryanisation d’AEG par l’Allemagne nazie, qui avait sauvé presque cent juifs en les accueillant et les faisant transiter par le Grand-Duché avec l’argent du chef de l’AEG à Bruxelles Danny Heinemann et qui avait usé de ses contacts avec le Rüstungskommando allemand pour aider l’Arbed et la BIL?
Pourquoi les juges luxembourgeois n’ont-ils pas poursuivi après la guerre le professeur de géographie allemand de l’Université de Bonn, Joseph Schmithüsen, qui arriva comme expert en «Volkstumspolitik» du SS-Hauptamt Volksdeutsche Mittelstelle (VoMi) en juin 1940, fonda la VdB et mena la première campagne d’affiches au Luxembourg, au slogan: «Mir wëlle bleiwe wat mer sinn, urdeitsch Muselfranken»? Voulait-on éviter de rappeler les contacts suivis de cet expert au service des SS au cours des années 1930 avec les intellectuels grand-ducaux qui construisaient des théories «Blut- und Boden» à la sauce luxembourgeoise?
Jean-Pierre Robert de la Luxemburger Zeitung, à la recherche d’une synthèse entre libéralisme antidémocratique et nazisme, et Pierre Cariers du Luxemburger Wort, à la recherche d’une synthèse entre catholicisme agrarien, professé par lui dans le journal Landwuol dès les années 1920, et nazisme, étaient-ils les seuls journalistes à avoir pensé et écrit que la «grande Volksgemeinschaft» et le «grand espace économique allemand» feraient peut-être du bien au pays?
Pourquoi Pierre Prüm, qui disait de lui-même qu’il avait sauvé la dynastie à la Chambre des députés une nuit de novembre 1918, comme député indépendant de la droite, qui fut premier ministre en 1925-1926, fut-il condamné après la guerre alors que le grand patron Léon Laval, cousin d’Emile Mayrisch, est crédité de résistance. Lui qui a collaboré économiquement au début de la guerre avec l’Allemagne nazie pour garder le contrôle de ses entreprises, les «Accumulateurs Tudor» et la Société de commerce de produits industriel «Sogeco» avant d’être arrêté en mai 1941 dans le cadre de conflits d’intérêts économiques au plus haut niveau, entre Reichwirtschaftsamt (Goering), Reichssicherheitshauptamt (Heydrich) et l’AFA, société concurrente des Tudor, appartenant à la famille Quandt liée à Goebbels (et futur propriétaire de BMW)?
Je pourrais remplir des pages entières avec de telles questions, autant de pistes soulevées par l’auteur d’»Entre chien et loup». Il appartient à nous, les historiens, de poursuivre ces pistes. Il n’est jamais trop tard pour répondre à l’appel que Henri Wehenkel nous lance depuis trente ans.
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