De Denis Scuto
Le 1er juillet 1892, la Société anonyme des hauts fourneaux luxembourgeois, propriétaire de l’usine Brasseur à Esch, est reprise par l’Aachener Hütten-Aktien-Verein, Division Rothe Erde, qui y construit un quatrième et cinquième haut fourneau. Après avoir acquis en 1903 les hauts fourneaux et mines d’Audun-le-Tiche, la société d’Aix-la-Chapelle entre en 1905 dans une communauté d’intérêt avec la Gelsenkirchener Bergwerks-AG et le Schalker Gruben- und Hüttenverein.
Les trois groupes fusionnent en 1907 sous le nom de Rhein-Elbe-Gelsenkirchener Bergwerks-AG. Rudolf Seidel est le directeur allemand de l’usine Rothe Erde de 1897 à 1911. En décembre 1908, il se rend auprès du conseil communal d’Esch-sur-Alzette pour convaincre les hommes politiques de vendre à la Gelsenkirchener, à un prix avantageux, le bois du Clair-Chêne afin d’y installer une grande usine. De 1909 à 1912, l’„Adolf-Emil-Hütte“ est construite à Esch-Belval. Seidel promet de préserver une partie du bois et de le mettre à la disposition de la population eschoise pour qu’elle puisse y pratiquer du football et du golf. Mais la destruction de la majeure partie du bois contraint les responsables communaux à déplacer la zone récréative du Clair-Chêne au Galgenberg.
Ces informations historiques servent de point de départ pour un jeu de rôles, une situation d’apprentissage que je propose dans le cadre de mon cours de didactique de l’histoire à l’Université du Luxembourg. Un des groupes doit justement incarner le rôle de Rudolf Seidel et des cadres dirigeants de l’usine „Rothe Erde“ et de la nouvelle „Adolf-Emil-Hütte“, appelée d’après les prénoms des frères Kirdorf qui sont à la tête de la Gelsenkirchener, la deuxième société sidérurgique après Krupp dans l’Empire allemand. Un autre groupe se met à la place des dirigeants de la Metzeschmelz, la future Arbed Esch-Schifflange.
D’autres encore jouent Pietro Morelli et les immigrants de l’Italie du Nord et du Centre qui viennent travailler dans le sud du Grand-Duché dans les usines, les mines et le bâtiment. Ou l’architecte Paul Flesch et les notables de la ville d’Esch. Ou Pierre Langers et les fondeurs de „Rothe Erde“. Ou Jean-Pierre Weber, Henri Rizzi et les jeunes qui créent en 1907 le club de football Jeunesse Esch. Ou enfin Nicolas Frantzen et des ouvriers du textile du Grund qui se retrouvent au chômage.
Comprendre, c’est inventer
Ce jeu de rôles entend permettre aux élèves d’aborder de façon active un phénomène central de nos sociétés modernes, l’industrialisation. On nous raconte d’ailleurs aujourd’hui que nous sommes à l’aube d’une troisième révolution industrielle, pour citer un certain Rifkin. Suivant le principe du pédagogue Jean Piaget, «Comprendre c’est inventer, ou reconstruire par réinvention», ce jeu de rôles veut leur donner la possibilité de réinventer la seconde révolution industrielle pour mieux la comprendre.
En partant de situations différentes, de crises ou d’opportunités comme celle de Rudolf Seidel, qui se présente en 1908 devant le conseil communal pour l’acquisition de terrains en vue de l’expansion de sa société sidérurgique, les différents groupes doivent prendre des décisions, argumenter, oralement, par des textes, par des dessins, réagir à des attaques, tenir un discours devant le conseil communal. Il s’agit également de réinventer l’évolution urbaine de la ville d’Esch-sur-Alzette.
Les différents groupes, en partant d’une carte du 19e siècle, et en fonction de leurs intérêts respectifs, font des propositions sur l’emplacement des constructions nouvelles rendues nécessaires par l’accroissement de la population qu’attirent les usines et les mines: logements, écoles, magasins, hôpitaux, parcs, infrastructures pour le transport ou l’approvisionnement en eau, gaz, électricité, etc.
Le but n’est pas de comparer à la fin du jeu de rôles les propositions et visions des différents groupes avec l’évolution réelle de la ville, mais de saisir la complexité, la diversité et l’actualité de phénomènes historiques comme l’industrialisation et l’urbanisation pour une ville du bassin minier lorrain-luxembourgeois.
J’ai présenté une variante de ce jeu de rôles dans un article du Lëtzebuerger Land du 22 mars 2001, un article intitulé: «The Industrial Revolution – Work in Progress». Sous-titre: «Das Nationale Zentrum für Industriekultur durch spektakuläre Ausstellung eröffnet.» (http://www.land.lu/page/article/891/1891/FRE/index.html)
L’article se projetait dans un futur proche: «März 2004: Endlich ist es so weit! Die Ausstellung ‹La révolution industrielle. Une histoire sans fin – Die industrielle Revolution. Eine unendliche Geschichte – The industrial revolution – Work in progress› wird feierlich von Vertretern der Regierung, der Arbed, der Gewerkschaften und der Südgemeinden in den Gebläsehallen bei den Hochöfen von Esch-Belval eröffnet.» J’ai ensuite tenté d’imaginer cette exposition. Alors que les hauts fourneaux fourniraient le cadre d’activités culturelles en plein air, les espaces intérieurs de la Halle des soufflantes serait la plaque tournante de manifestations variées: théâtre, ateliers artistiques, expositions, conférences, colloques scientifiques.
Cette Halle des soufflantes fut construite de 1909 à 1912 au cœur de l’usine pour laquelle le conseil communal avait donné son accord à la suite de la démarche de Rudolf Seidel. Une usine qui permettait à la Gelsenkirchener Bergwerks-AG, au départ producteur de la matière première dominante de la Ruhr, le charbon, de s’imposer sur le marché du fer et de l’acier. Avec des hauts fourneaux, une aciérie et des laminoirs réunis en un endroit et installés à proximité du minerai de fer pour permettre une réduction substantielle des coûts. Au moment où le concurrent Thyssen construisait le même type d’usine mixte à intégration verticale à quelques kilomètres de là, à Hagondange, en Lorraine annexée par l’Allemagne. C’est Léon Metz, bourgmestre de la ville et directeur de la Metzeschmelz, qui a favorisé l’opération, en échange de livraison de coke à prix avantageux par le Konzern des frères Kirdorf à la future Arbed, qui naîtra d’une fusion de plusieurs sociétés en 1911.
Pour alimenter l’énorme usine Adolf-Emil en énergie électrique pour les centaines de moteurs et en vent de soufflage pour activer la combustion du coke à l’intérieur des hauts fourneaux ont été construites trois halles: une grande halle pour les dynamos (largeur 28,5 m), une grande halle pour les soufflantes (largeur 34,9 m) et au milieu une halle plus petite (largeur 9,2 m) pour abriter les accessoires et le grand tableau électrique.
L’ensemble des halles possède une longueur de 120 m et une largeur totale de plus de 72 m avec une hauteur de 28 m. Toutes les soufflantes et genératrices furent actionnées par d’énormes moteurs, alimentés par gaz des hauts fourneaux. La halle des soufflantes et la halle des dynamos représentent aujourd’hui le dernier site de production du début de l’usine de Belval qui a survécu aux nombreuses transformations du site. Elle est devenue un des emblèmes du nouveau quartier de Belval, à côté des hauts fourneaux, de la Möllerei et des conduites de gaz.
Une promesse à tenir
En 2001, j’avais proposé de mettre au centre de l’utilisation actuelle de ce monument historique de l’industrie ce qui a le plus imprégné l’âme du site: le travail. D’où l’idée de ne pas attendre la rénovation complète, voire l’aménagement muséal du bâtiment, pour ensuite seulement commencer avec le travail culturel mais de faire l’inverse. J’ai présenté le tout comme faisant partie d’une campagne, lancée par les communes du Bassin minier et des associations diverses sous le mot d’ordre du poète Gottfried Benn: „Du musst aus deiner Gegend alles holen!“
En premier lieu, une exposition internationale devait documenter le potentiel culturel de la Halle des soufflantes. Mais en 2004, aucune exposition sur la révolution industrielle n’y fut inaugurée. Robert Garcia, coordinateur de l’année culturelle 2007, y remédia à sa façon. L’exposition „All we need“ dans la Halle des soufflantes, autour du thème du développement durable fut un des moments forts de Luxembourg capitale culturelle européenne. Entretemps, l’idée d’un Centre national de la culture industrielle a été précisée. A Belval devait être installé le centre d’un réseau de coopération décentralisé d’instituts et de structures s’occupant de culture industrielle. A l’image du Westfälisches Industriemuseum, qui documente l’époque industrielles sur huit sites historiques différents.
Le projet de CNCI fut mis en veilleuse pour des raisons budgétaires, mais cinq millions furent inscrits au budget pluriannuel de la Division des monuments historiques pour la Halle des soufflantes. Et nous pouvons lire dans le programme du gouvernement actuel de 2013: „L’aménagement du site des Rotondes sera achevé et d’autres projets (comme par exemple les Ardoisières de Martelange ou la Halle des Soufflantes de Belval) seront relancés.“ Le gouvernement devrait donc, s’il entend tenir sa promesse, se réjouir que, de nouveau, les coordinateurs d’une année culturelle européenne, ceux d’Esch 2022, aient élaboré un projet pour la Halle des soufflantes.
Avec un programme d’expositions comme celle d’Ai Weiwei mais aussi la mise à disposition d’une partie des localités pour des artistes dans le cadre du Remix Culture Club. Surtout, ils proposent de profiter d’Esch 2022 pour développer une stratégie durable pour le site. Dans ce cadre, des acteurs comme le Fonds Belval, le ministère de la Culture, la commune d’Esch, ArcelorMittal, Pro-Sud, l’Université, la Fondation Bassin minier, les anciens ouvriers, les artistes, les architectes, etc. pourraient élaborer un concept d’ensemble. Un concept à présenter, un siècle après Rudolf Seidel, aux décideurs politiques. Afin de redonner ce site unique dans l’ancienne zone de récréation de la population eschoise à ceux auxquels il appartient: la communauté!
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