L’histoire du temps présent par Vincent Artuso
La Révolution féministe, telle que la décrit l’historien et démographe français Emmanuel Todd, ne ressemble pas aux révolutions telles que nous nous les imaginions. Elle est d’abord éducative avant d’être politique ou économique. Elle remet en question notre conception du progrès en inversant une tendance historique lourde. Elle répond à une logique universelle tout en devenant une partie essentielle de l’identité occidentale.
Il y a déjà un avant et un après Weinstein. Ce très influent producteur de films n’était bien sûr pas le seul homme à considérer que parmi les privilèges de son rang figuraient ceux de soumettre des femmes et de leur arracher des faveurs sexuelles. Il n’est même pas le premier dont ce comportement provoqua la chute. On peut par exemple songer à Dominique Strauss-Kahn, qui, il y a sept ans, caracolait en tête des sondages avant de voir ses espoirs présidentiels réduits à néant par une accusation de viol. Ce qui a fait la différence cette fois-ci, c’est que la détonation a eu lieu en plein milieu du réacteur culturel de notre monde globalisé: Hollywood.
Nous assistons depuis à une profonde révolution historique, d’un type qui n’arrive pas même une fois par millénaire, et face à laquelle même le 11 septembre 2001 fait figure d’anecdote. Cela dit, il y a bien quelque chose qui relie les deux sujets mais nous y reviendrons plus tard.
Il s’agit d’une révolution au sens premier du terme, un retournement de planète, un événement qui nous oblige à en percevoir une autre face. Des comportements qui étaient jusque-là tolérés, voire même valorisés, sont désormais condamnés sans la moindre hésitation. Cette révolution est historique parce qu’elle abat un ordre qui s’était établi au cours des cinq derniers millénaires! Elle est profonde parce qu’elle est de nature anthropologique – c’est-à-dire qu’elle touche les aspects les plus quotidiens et les plus intimes de nos existences.
„Où en sommes-nous?“
On peut trouver une vision originale de la signification et de l’impact de ce bouleversement dans le dernier livre d’Emmanuel Todd. Historien et démographe, il a longtemps été l’enfant terrible des sciences sociales en France et s’est au fil du temps bâti une réputation de visionnaire. Dès 1978, dans sa thèse de doctorat, il prédisait la fin de l’URSS dans un horizon d’une dizaine d’années. En 2007, dans un essai co-écrit avec le démographe Youssef Cassis, intitulé «Le rendez-vous des civilisations», il annonçait le Printemps arabe.
Son livre le plus récent, «Où en sommes-nous», porte le sous-titre «Une esquisse de l’histoire humaine».
Il ne faut cependant pas se laisser tromper par cette expression d’humilité, elle n’est que pure convention académique. Todd ne s’est pas fait connaître pour sa modestie et cette œuvre, une synthèse des recherches que le désormais jeune retraité a menées tout au long de sa carrière, est, en toute simplicité, portée par l’ambition de mettre en lumière les mécanismes historiques qui dictent la destinée de notre espèce.
La place des femmes dans les sociétés humaines n’est pas le sujet principal de ce livre, il s’agit cependant d’une thématique centrale et même cruciale. La révolution féministe telle que la décrit Todd (sans jamais toutefois faire usage de cette expression) ne ressemble pas aux révolutions telles que nous nous les imaginions. Elle n’est pas prioritairement de nature politique ou économique mais éducative. Elle remet en question notre conception du progrès parce que son importance réside dans l’inversion d’une tendance historique lourde. Elle répond à une logique universelle tout en étant étroitement associée à l’Occident.
Les structures familiales, produits de l’histoire
Chez Todd, tout part de la famille, elle est l’élément de base de toute vie sociale. C’est à travers la structure familiale que l’enfant intériorise les valeurs essentielles et les représentations, conscientes ou non, de la société; c’est au sein de celle-ci que lui est signifié ce qu’est sa position – par rapport à ses parents, par rapport à ses frères, à ses sœurs –, et ce avant qu’il ne sache même parler.
En se basant sur des travaux archéologiques et anthropologiques, Todd part de l’hypothèse que la famille originelle d’homo sapiens était structurée de manière très simple: papa, maman, les enfants. Certes, il y avait une répartition des tâches – papa allait chercher à manger, maman s’occupait des enfants – mais pas forcément une hiérarchie des fonctions. Le couple était un partenariat servant à garantir la survie et l’éducation des enfants. S’ils atteignaient l’âge adulte, ils étaient libres de quitter le noyau familial et de fonder leur propre famille, qu’ils soient garçon ou fille. Aucune différence formelle n’était faite, notamment en matière d’héritage.
C’est avec l’invention de l’agriculture puis de l’Etat que les structures familiales auraient évolué vers plus de complexité et de rigidité. Dans la région qui fut à l’origine de ces innovations, la Mésopotamie, se développa peu à peu un type de famille où le père jouit d’une autorité absolue, où les fils sont égaux en droits et où les filles sont exclues de l’héritage. A la mort du père, les fils deviennent seuls maîtres du foyer qu’ils ont fondé. Les filles restent tout au long de leur existence soumises à l’autorité d’un homme: leur propre père, celui de leur époux si elles sont mariées, leurs frères aînés si elles ne le sont pas, etc. La subordination des femmes n’est, de ce point de vue, pas un fait de nature mais un produit de l’histoire.
Ce type familial a, par la suite, été progressivement adopté par toutes les civilisations avancées du cœur de l’Eurasie: du Moyen-Orient à la Chine, en passant par l’Inde du Nord. En revanche, il n’a pas réussi à s’imposer sur les marges sous-développées de cette masse continentale, notamment en Europe. Selon Todd, on y trouve encore aujourd’hui des types familiaux plus ou moins archaïques, en particulier au centre et à l’Ouest. Le plus proche de la famille originelle, celui qui accorde aussi le statut le plus élevé aux femmes, serait celui que l’on trouve en Angleterre et qui, de là, fut exporté vers l’Amérique du Nord à partir du 17e siècle.
La révolution éducative
Le fait que le modèle de société qui était celui des civilisations les plus puissantes et les plus brillantes de leur temps a mis près de cinq millénaires à essaimer et que, même au bout de ce temps, il n’avait toujours pas atteint les franges les plus reculées de l’humanité, indique avec quelle lenteur les innovations étaient adoptées dans les sociétés traditionnelles, c’est-à-dire celles vivant essentiellement de l’agriculture et dans lesquelles le savoir était le monopole d’une infime minorité. Cela changea radicalement après la révolution qui donna réellement naissance à notre monde moderne: la révolution éducative, mise en branle en Europe par l’invention de l’imprimerie et l’alphabétisation de masse.
Dans une société où près de la moitié des fils savent lire et écrire, l’ordre traditionnel est sérieusement remis en question; lorsque près de la moitié des filles maîtrisent à leur tour ces savoirs, il s’écroule. Tout autour du monde, puisqu’elle a fini par toucher l’ensemble des sociétés humaines, la révolution éducative a ainsi libéré un torrent d’énergies à la fois destructrices et créatrices. Sans elle, il n’y aurait eu ni révolutions politiques ni révolutions industrielles. On ne peut pas exercer ses droits et ses devoirs de citoyens, on ne peut certainement pas devenir ingénieur si on ne sait ni lire ni écrire. A cela, on peut ajouter que l’on peut devenir aussi bien l’un que l’autre que l’on soit Allemand ou Zimbabwéen et, bien évidemment, Allemande ou Zimbabwéenne.
Occident et Orient
Au final, Todd relève donc une ironie de l’histoire, la révolution éducative est partie précisément d’une région très longtemps arriérée, qui avait gardé des types familiaux particulièrement archaïques et où les femmes jouissaient d’un statut relativement élevé. Cela est particulièrement vrai pour les deux pays qui donnent le ton d’un point de vue politique, militaire, économique et culturel depuis près de deux siècles et dont est également partie la révolution féministe: l’Angleterre et les Etats-Unis.
Or la marche vers une égalité réelle entre femmes et hommes qui nous semble être une innovation majeure est perçue comme une régression historique dans bien des régions du monde et notamment dans celles où a longtemps prévalu un droit islamique, lui-même héritier des grandes civilisations de la Mésopotamie. La révolution éducative a atteint les pays du Proche et du Moyen-Orient au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Elle les a profondément déstabilisés, comme elle avait auparavant déstabilisé les pays d’Europe, et a donné naissance là-bas, comme jadis ici, à des idéologies qui prétendent vouloir revenir à un Âge d’or tout en étant le plus pur produit de la modernité.
On pense ici bien entendu à l’islamisme, né des incertitudes de sociétés en complète mutation et qui exprime une crispation particulière lorsqu’il est question de l’émancipation des femmes. A cette crispation orientale semble répondre une sorte de contre-crispation occidentale qui accélère la révolution féministe. La place des femmes dans la société est ainsi devenue un vecteur d’identité. Au 19e siècle, les puissances occidentales faisaient tonner la canonnière, en Asie ou en Afrique, au nom de la civilisation, à la fin du 20e elles bombardaient Belgrade au nom des Droits de l’Homme, désormais elles interviennent en Afghanistan, en Irak ou en Syrie au nom de ceux des Femmes.
1 Youssef Cassis et Emmanuel Todd, «Le rendez-vous des civilisations», Paris, Seuil, 2007
2 Emmanuel Todd, «Où en sommes-nous? Une esquisse de l’histoire humaine», Paris, Seuil, 2017
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