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Quelques remarques sur le projet de loi

Quelques remarques sur le projet de loi

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Tribune libre par Norbert Campagna*

Sous peu, la Chambre des députés se penchera sur – et adoptera sans nul doute – le projet de loi renforçant la lutte contre l’exploitation de la prostitution, le proxénétisme et la traite des êtres humains. Ce projet de loi ne veut ni reconnaître, ni abolir la prostitution, mais l’encadrer, de manière à minimiser autant que possible les risques d’exploitation.

En ce sens, et en faisant abstraction de certaines dispositions particulières, il peut satisfaire celles et ceux qui estiment que l’Etat doit permettre la prostitution, laissant à chaque personne le choix de décider si elle est disposée à obtenir des biens de nature non sexuelle en échange d’un service de nature sexuelle. N’ayant pas eu l’honneur d’être auditionné par les députés luxembourgeois – alors que je l’avais été par les députés français lorsque la Commission des lois de l’Assemblée nationale préparait son texte sur la prostitution (mais nul n’est prophète en son pays) –, je me permets de m’exprimer par le biais de la presse sur certains points du projet de loi, en espérant que mes réflexions inspireront peut-être l’une ou l’autre modification de texte qui me paraît nécessaire.

Remarquons d’abord que l’exploitation de la prostitution est e.a. définie en termes de «tirer profit». Cela peut poser problème. Ainsi, admettons qu’une personne qui se prostitue utilise une partie de l’argent qu’elle gagne ou que son proxénète lui laisse pour nourrir son enfant de 19 ans. Dans ce cas, cet enfant «tirera profit» de la prostitution de sa mère – même si ce n’est pas lui qui l’oblige à se prostituer. Et s’il tire profit de la prostitution d’autrui, il est punissable.

Prenons ensuite l’article 379bis, point 5, lettre b – article du Code pénal, s’entend, le projet de loi étant un projet de révision de lois déjà existantes. Il y est dit qu’est proxénète celui ou celle qui «reçoit des subsides d’une personne se livrant à la prostitution». Si nous supposons qu’une personne qui se prostitue décide de déclarer ses revenus à l’Administration des impôts, l’Etat recevra des subsides d’une personne se livrant à la prostitution et il sera proxénète. J’avoue qu’on ne peut pas toujours penser à tout, mais il y a certaines choses auxquelles il faudrait penser, car on les a mises en évidence depuis des décennies.

Considérons encore les articles 382-6, 382-7, 382-8 où le recours à la prostitution est implicitement défini comme le fait «de solliciter, d’accepter ou d’obtenir en échange d’une rémunération ou d’une promesse de rémunération, des relations de nature sexuelle». Au terme «relations», je préférerais le terme «acte». Et même si on veut conserver le mot «relation», on peut se demander pourquoi le législateur a utilisé le pluriel.

Je m’imagine déjà un avocat …

Je m’imagine déjà un avocat plaidant devant le juge: «Mon client n’a eu qu’une seule relation. Il ne tombe donc pas sous le coup de la loi, car celle-ci suppose une pluralité de relations.» A la place de «relation» ou «acte», on pourrait également mettre le terme «service». Par ailleurs, il faudrait peut-être aussi s’interroger sur ce que signifie au juste «une rémunération». Aux Etats-Unis au début du XXe siècle, les charity girls affirmaient qu’elles n’étaient pas des prostituées, car elles ne recevaient pas de l’argent en échange d’un service de nature sexuel, mais de la nourriture. Mais y a-t-il une réelle différence entre recevoir X dollars qui permettront d’acheter une quantité Q de nourriture et recevoir directement cette nourriture? Et quid du cas suivant: le client ne paie pas la personne qui se prostitue, mais le proxénète?

La libération des femmes

Je voudrais aussi dire un mot au sujet de l’instance chargée de veiller à la mise en application du projet de loi. Elle comprendra des «professionnels dans le domaine de la prostitution». Le mot «professionnels» est au masculin – inclusif, je suppose. Les auteurs du projet de loi auraient-ils craint de mettre aussi le féminin «professionnelles», cela pouvant donner à penser que le comité de suivi comprendrait également des «professionnelles du sexe», c’est-à-dire des personnes prostituées.

Personnellement, j’estime que ce comité devrait obligatoirement inclure des personnes issues du monde de la prostitution – des personnes qui ont quitté la prostitution, mais aussi des personnes qui se prostituent encore. Il est grand temps que ces personnes aient également leur mot à dire dans l’élaboration et l’application de politiques publiques qui les concernent directement. La libération des personnes prostituées devra aussi être l’œuvre des personnes prostituées elles-mêmes, le rôle de l’Etat consistant à leur donner le pouvoir de résister aussi bien à celles et ceux qui veulent les exploiter qu’à celles et ceux qui les traitent avec mépris ou qui estiment qu’elles sont toutes, d’une manière ou d’une autre, des victimes. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans le texte du projet de loi avec son exposé des motifs, il est question de la prostitution «supposée» «libre». Les guillemets autour du mot «libre» viennent encore renforcer le mot «supposée», exprimant ainsi très clairement l’idée qu’une prostitution libre n’est qu’une illusion.

Admettons que ce soit effectivement le cas. Que dire alors du travail salarié dans un régime capitaliste tel que celui que nous connaissons actuellement? L’ouvrier qui accepte une réduction de salaire pour conserver son emploi l’accepte-t-il vraiment librement? Il serait peut-être temps que les socialistes, à l’initiative du projet de loi sur l’exploitation de la prostitution, se rendent compte que dans cette société qui est la nôtre, ce ne sont pas seulement les femmes qui sont exploitées, mais les salariés dans leur ensemble. La libération des femmes – la vraie, pas celle qui leur donne le droit de laisser mettre un terme à leur grossesse, sans que celui qui les a plus ou moins obligées, par sa négligence, à recourir à l’avortement, ne soit inquiété – doit être une libération au niveau économique et n’est possible que par une sortie du régime d’exploitation généralisé qui fait que les plus riches s’enrichissent de plus en plus, alors que le nombre de pauvres croît aussi de plus en plus.

Et ce n’est pas la politique menée par le gouvernement actuel qui mettra un terme à cette évolution, bien au contraire.

*Norbert Campagna est spécialiste d’éthique de la sexualité, discipline qu’il enseigne à l’Université du Luxembourg. Ses travaux ont été récompensés par un Trophée de la recherche en éthique. Il a notamment publié deux livres sur la prostitution.