Par Denis Scuto, historien à l’Université de Luxembourg
Jeudi et vendredi s’est déroulé à l’Université du Luxembourg un colloque international qui a exploré, à partir de méthodes et de sources variées, la problématique des réfugiés juifs des années 1930 aux années 1950: «The Way Out: Microhistories of flight from Nazi Germany».
Claire Zalc, historienne française de l’immigration et de la Shoah, a commencé son discours d’ouverture en rappelant qu’il y a quelques semaines, le 4 janvier 2018, l’annonce du décès de l’écrivain Aron Applefeld, né en 1932, survivant des camps, est venue rappeler, s’il était besoin, que les survivants de la Shoah ne seraient bientôt plus là pour témoigner. Cela pose la question dans quel sens cette disparition des témoins modifie les façons de penser, de concevoir et d’écrire l’histoire de la Shoah. En d’autres mots, a-t-elle précisé, peut-on parler de la fin de «l’ère des témoins» en reprenant la terminologie utilisée par l’historienne Annette Wieviorka pour caractériser la période des années 1990-2000?
Je voudrais partager quelques réflexions sur cette période, dans le cadre de cette Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste d’aujourd’hui. J’ai eu la chance d’assister en octobre 2017 à une conférence d’Annette Wieviorka. C’était à Paris, à l’Université américaine, dans le cadre d’un workshop sur la Visual History Archive, mieux connue sous le nom de Fondation Spielberg. Des chercheurs ont présenté comment ils utilisent, analysent, interprètent les plus de 55.000 interviews video réalisés avec des survivants et témoins de génocides. La question si on assiste à la fin de l’ère des témoins trouve ici une réponse partielle. L’ère des témoins vivants oui, mais des témoignages non. Ils restent comme sources et nous continuerons – même si on le fait par des méthodes et approches qui changent – à les interroger pour tenter de comprendre et d’expliquer l’inexpliquable. En plus, la Visual History Archive a entretemps mené des campagnes d’interviews vidéo sur le génocide des Arméniens (pendant la Première Guerre mondiale), le massacre des Chinois à Nanking (1937), le génocide des Tutsi au Ruanda (1994) et le massacre des Mayas du Guatemala (1978-1996).
La question centrale reste celle de l’analyse scientifique de témoignages historiques. De façon volontairement provocative, Annette Wieviorka a commencé son exposé avec des témoins connus, dont les expériences furent mises par écrit et dont on a même tiré des films. Des livres accueillis de façon enthousiaste. Il y a juste un tout petit problème. Ces soi-disant témoins avaient menti. Ils avaient inventé leurs histoires.
Misha et Binjamin
«L’ère des témoins» a accouché dans les années 1990 de deux impostures spectaculaires. Misha Defonseca a publié aux Etats-Unis, avec l’aide d’une ghostwriter, ses Mémoires traduites en 18 langues: Misha: A Memoire of the Holocaust Years. Elle y raconte comment elle a survécu la guerre comme enfant juif séparé de ses parents, comment elle est adoptée par des loups, puis tue un soldat allemand et entre et sort du Ghetto de Varsovie. Un film en a été tiré: Survivre avec les Loups. En vérité, Misha, qui s’appelait d’abord Monique De Wael, est née en 1937 à Schaerbeek (Bruxelles) et était catholique. Son père était actif dans la Résistance belge mais, après son arrestation, il s’est mis au service des nazis et a dénoncé ses camarades. Sa mère a aussi été arrêtée, déportée à Ravensbrück où elle est décédée. Monique fut adoptée par ses grands-parents puis par son oncle et n’a pas quitté Bruxelles pendant la guerre. Mais le fait d’être stigmatisée comme «la fille du traître» l’a amenée à s’inventer une autre vie dans son émigration aux Etats-Unis. L’imposture fut dévoilée par le journaliste allemand Henry Broder et par l’historien belge de la Shoah, Maxime Steinberg.
Les souvenirs d’enfance du musicien et écrivain Binjamin Wilkomirski, publiées en 1995 sous le titre Bruchstücke. Aus einer Kindheit 1939-1948, furent célébrées comme un chef d’œuvre et reçurent de nombreux prix. Le livre présente des fragments de souvenirs racontées à partir de la perspective d’un enfant qui survit à Majdanek et Auschwitz, à des expériences médicales, avant de se retrouver après la guerre dans un orphelinat à Cracovie et finalement d’émigrer en Suisse où il tente de reconstruire progressivement son passé fragmenté. Seulement voilà, tous ces événements, Wilkomirski n’a pas pu les vivre, parce qu’il est né en 1941 à Biel en Suisse comme enfant illégitime, appelé Bruno Grosjean, placé dans un orphelinat avant de grandir chez ses parents adoptifs les Dössekker, dont il prend le nom. Le journaliste Daniel Ganzfried a révélé l’escroquerie.
Tous les deux se sont inventés et ont raconté, à eux-mêmes et aux autres, un malheur qui n’était pas le leur, pour des raisons qu’un psychanalyste pourra mieux expliquer que moi.
Que peut faire l’historien, confronté en plus à une inflation de témoignages depuis vingt ans? Tout simplement son métier. Lorsque la méthode historique de critique des sources a été formalisée au 19e siècle, ce n’est pas pour rien que la critique de sincérité et d’exactitude y occupent une place importante. Critique de sincérité pour clarifier si l’auteur d’un document ou d’une affirmation n’a pas menti et la critique d’exactitude pour voir s’il ne s’est pas trompé.
Dans son «Introduction aux études historiques» de 1897 Langlois et Seignobos soulignent ce qui reste toujours actuel: «Tout ce qui n’est pas prouvé doit rester provisoirement douteux; pour affirmer une proposition il faut apporter des raisons de la croire exactes. Appliqué aux affirmations des documents, le doute méthodique devient la défiance méthodique. L’historien doit a priori se défier de toute affirmation d’un auteur, car il ignore si elle n’est pas mensongère ou erronée. Elle ne peut être pour lui qu’une présomption.»
Langlois et Seignobos se penchent également sur les motivations du témoin à dire ce qu’il dit et notamment les raisons de mentir, qu’ils résument ainsi:
- L’auteur a intérêt à mentir (parce qu’il en tire un avantage soit individuellement ou collectivement).
- L’auteur est placé dans une situation où il est forcé de mentir.
- L’auteur a une sympathie ou apathie pour un groupe d’hommes ou un ensemble de doctrines ou d’institutions.
- L’auteur a été entraîné à mentir par vanité individuelle ou collective, pour se faire valoir et faire valoir son groupe.
- L’auteur a voulu plaire au public ou du moins a voulu éviter de le choquer.
- L’auteur a essayé de plaire à son public par des artifices littéraires ou pour rendre son témoignage plus beau.
Quelques-unes de ces motivations peuvent expliquer les impostures que j’ai mentionnées. Mais, comme l’exprime Marc Bloch, un témoin peut mentir sans y avoir intérêt: «De tous les types de mensonge, celui qu’on se fait à soi-même ne compte point parmi les moins fréquents.» A cela viennent s’ajouter des inexactitudes liées au fait que nos cerveaux sont de médiocres appareils enregistreurs et que les émotions imprègnent davantage que la raison nos souvenirs. Ou dans notre monde audiovisuel et digital des photos, des films, des images. On retrouve encore et encore dans les témoignages des survivants, aussi de la Fondation Spielberg, les mêmes topoi, les mêmes images icôniques, les mêmes formules stéréotypes. Tous se souviennent avoir été sélectionnés par Mengele alors que ce dernier ne pouvait être présent 24 heures sur 24. Après la sortie du film La Liste de Schindler, innombrables sont les témoins qui racontent la scène de la douche et de la peur de se trouver en fait dans une chambre à gaz.
Défiance méthodique
Pour toutes ces raisons, les historiens et historiennes, s’ils et elles maîtrisent leur métier, approchent les témoignages comme toute autre source. Avec la même défiance méthodique. En confrontant les témoignages, entre eux et avec d’autres sources, avec les résultats des recherches historiques. En posant des questions comme: Qui est l’auteur? Quels sont ses intérêts et objectifs? D’où tient-il ses informations? Comment le message a-t-il été élaboré?
J’étais content d’entendre à Paris de la part d’une historienne renommée, qui a évidemment également travaillé sur les témoignages issus de projets d’histoire orale, que le chercheur est dans son rôle, même dans «l’ère du témoin», quand il questionne l’autorité du témoin et analyse les témoignages de façon critique. Content, car je fus confronté à ma grande surprise à l’autorité du témoin, dès la fin de mes études universitaires à l’Université Libre de Bruxelles, au moment où j’ai publié mon mémoire de licence sur la grande grève de mars 1921 chez Editpress en 1990. Pour la grève à Belval, je m’étais notamment basé sur un témoignage du syndicaliste Jos Grandgenet sur son rôle lors de l’occupation de l’usine. J’ai comparé ses affirmations à un rapport de la direction de Belval. Ce rapport confirmait sa version des faits. Dans un compte rendu dans le Lëtzebuerger Land, le journaliste et historien Paul Cerf s’offusquait de ma «foi inébranlable dans le document écrit» et demandait de façon ironique: «Sans ce ’document exceptionnel’, le témoignage oral en aurait-il eu pour autant moins de valeur?»
Je ressentis un choc culturel en voyant que celui qui adopte une méthode scientifique de critique des sources et remet en cause, le cas échéant, l’autorité du témoin, était délégitimé et décrédibilisé comme historien incompétent pour écrire sur la période contemporaine. Comme l’exprimait Paul Cerf: «Totalement obnubilé par le ’document’, l’auteur comme d’autres jeunes historiens de sa génération a complètement négligé l’aspect humain de cette époque.» Grâce à une médiation de l’ambassadeur Guy De Muyser à l’Ambassade du Luxembourg à Bruxelles, Paul Cerf et moi avons pu échanger nos points de vue et nous ’reconcilier’.
Mais concilier «l’ère du témoin» avec les exigences critiques et scientifiques de la méthode historique devait rester et reste toujours un défi au Luxembourg. La Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste et le Colloque international «The Way Out: Microhistories of flight from Nazi Germany» représentent une bonne occasion pour rappeler que la connaissance du passé ne peut progresser que par l’analyse et le croisement d’une multitude de sources – écrites, orales, visuelles, audiovisuelles, digitales, statistiques etc. – et d’approches – micro- et macrohistoriques, quantitatives et qualitatives – à partir de perspectives disciplinaires différentes.
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