De Vincent Artuso
Dans la nuit du 28 décembre 1940, la petite localité de Grosbous, dans le Nord-Ouest du pays, fut le théâtre de l’un des événements les plus dramatiques des premiers mois de l’occupation. Après coup, évidemment, on peut considérer que ce qui s’est alors passé était bien peu de choses, comparé aux tragédies qui marquèrent les années suivantes: déportations, assassinats, enrôlement forcé, transplantations de familles entières.
Il n’en reste pas moins que la nuit de violence de Grosbous marqua les esprits des contemporains et força même le Gauleiter Gustav Simon à intervenir. Car, s’il n’y eut aucun mort à déplorer, il y eut en revanche une prise de conscience douloureuse, en particulier celle de l’existence d’une guerre civile larvée entre les Luxembourgeois qui restaient attachés à l’indépendance du pays et ceux qui étaient favorables au rattachement à l’Allemagne nazie.
Tout commença avec un arbre de Noël, tout simple, tout ce qu’il y a de plus traditionnel, dressé au centre du village, face à l’église. Mais neuf mois après l’invasion, six mois après le début de la politique de germanisation plus rien n’était simple et l’attachement aux traditions pouvait se révéler dangereux. Ce qui avait été évident, voire banal, était devenu subversif. Par exemple décorer l’arbre de Noël au centre du village du bleu-blanc-rouge du drapeau national et le parer d’un lion rouge.
Un geste d’opposition
A la fin du mois d’octobre, au moment où les nazis abolissaient les dernières institutions étatiques du Grand-Duché, les symboles nationaux avaient été interdits. L’administration civile allemande, à laquelle Hitler avait donné l’ordre de ramener le Luxembourg «Heim ins Reich», considérait comme des séparatistes, donc des traîtres, tous ceux qui les arboreraient. Les habitants de Grosbous auraient donc dû se méfier d’avantage, non seulement de l’administration allemande, mais aussi de leurs compatriotes favorables au Troisième Reich.
Un épisode survenu au lendemain de la nomination du Gauleiter Simon aurait pu
leur servir d’avertissement. La Commission administrative, le gouvernement de fait formé après le départ en exil de la Grande-Duchesse Charlotte et des ministres, avait donné pour instruction de remettre en circulation des broches aux couleurs du Luxembourg produites à l’occasion de la célébration du centenaire de l’indépendance, en 1939.
Il serait exagéré et anachronique de voir dans cette initiative un premier acte de résistance à l’occupation, c’était en revanche bel et bien un geste d’opposition. Là où les choses se compliquent de nouveau, c’est que ce geste d’opposition n’était pas tourné contre le Reich mais contre la personne du Gauleiter et qu’il n’avait pas pour but d’empêcher la collaboration mais, au contraire, de la rendre possible. La stratégie de la Commission administrative était de collaborer en échange de garanties pour le maintien de la souveraineté luxembourgeoise. Or la nomination de Simon était synonyme d’annexion pure et simple.
«Spéngelskrich»
Ayant compris que l’opération était dirigée contre lui, Gustav Simon fit appel aux hommes du «Stoßtrupp» de la Volksdeutsche Bewegung (VdB), les plus activistes de ses partisans luxembourgeois. Au cours de ce qui fut ensuite appelé «Spéngelskrich», ceux-ci prirent possession des rues du centre de Luxembourg pour bousculer, frapper et arrêter ceux de leurs compatriotes qui portaient la broche du Centenaire.
Tout cela s’était toutefois produit dans la capitale, pas à Grosbous qui était alors une bourgade rurale et excentrée, située loin du cœur politique et industriel du pays, loin aussi des bastions de la VdB qu’étaient la capitale et le bassin minier. Plus au nord, le parti unique pro-allemand n’avait pris pied qu’à Ettelbruck et Diekirch, au-delà il avait eu du mal à recruter des militants.
Armand, ou plutôt «Hermann», comme il se faisait désormais appeler, Kayser, le dirigeant de la VdB dans le district Nord, était cependant un national-socialiste ardent. Lui et ses hommes sévissaient déjà depuis des mois à Ettelbruck, dont ils avaient attaqué la synagogue et où ils s’en étaient également pris à ceux qu’ils considéraient comme des opposants à l’ordre nouveau. Ayant entendu parler de l’arbre de Noël de Grosbous, le Distriktleiter Kayser décida d’y lancer une expédition punitive.
Vengeance
Le déroulement de celle-ci fut notamment raconté par Antoine Funck, le représentant diplomatique du Luxembourg à Vichy, dans un rapport adressé au gouvernement en exil:
«A Noël, la jeunesse du village avait érigé l’arbre traditionnel. Il se trouva – comment et par qui? – que le sapin était orné de drapelets tricolores et du lion rouge luxembourgeois. Il fut impossible de découvrir l’auteur de cette audace […] Kayser décida alors d’organiser une expédition punitive. Il racola une équipe parmi les pires individus de la jeunesse hitlérienne de la région et, après force libations à Ettelbruck, ces jeunes chenapans furent dirigés en autocar sur Grosbous. Le chauffeur, un brave homme, trouva moyen de faire prévenir les jeunes gens de Grosbous. Ceux-ci, redoutant le pire, se cachèrent où ils purent. A leur arrivée, l’équipe du Kreisleiter Kayser trouva le local de réunion vide. Les forcenés fouillèrent les maisons, mirent tout à sac, et les jeunes gens du village furent traînés à l’école et malmenés. […] Les habitants, non seulement de Grosbous, mais de toute la région, sont exaspérés et ont juré de se venger.»
Un témoin direct des événements les décrivit, lui aussi, dans une lettre au directeur de la police locale étatisée luxembourgeoise qui était alors encore en fonction. Il narra notamment ce qui était arrivé aux seuls habitants juifs du bourg:
«‹Und jetzt machen wir den Juden fertig.› Gleich fälen en etlech der Flantessen iewer den âlen Papa Cahen hier a schwärzen him d’Gesîcht. Et huet mir gekacht fun Rôserei, an ech ko’um net vun dem Gedanke lass: ‹Wann dât eso’ firun gét, da muss du och nach nokucken, wann se dein âle Pap verhonzen.› Dun krût de Papa Cahen en âlen Emer an de Grapp a mat engem Bengel huet hien missen drop schlôen an durch Dure jeitzen: ‹Ich bin ein Jude.› Seng Duechter Milly schafft sech durech bis bei hiere Pap a sét: ‹Mein Papp ass en âle Mân an hien kann net gudd jeitzen.› Sie höllt den Emer an de Knöppel a rift: ‹Ich bin eine Jüdin.'»
La phase révolutionnaire de germanisation et de nazification venait de s’achever!
L’expédition punitive de Grosbous déclencha une émotion si vive dans le pays que, comme nous venons de le voir, même Funck, qui se trouvait à ce moment en Zone française libre, c’est-à-dire à des années lumières du Luxembourg, en eut vent. Des réactions outrées se firent entendre jusque dans les rangs allemands.
Richard Hengst, un nazi qui avait été nommé maire de Luxembourg mais qui plaidait pour une stratégie de séduction à l’égard des Luxembourgeois, fit ainsi parvenir un rapport extrêmement critique à Berlin. Même un officier du Sicherheitsdienst, donc un représentant au Luxembourg de l’appareil répressif SS, fit connaître sa désapprobation face à ces «eigenmächtige Ausschreitungen VdB-Angehöriger».
Le Gauleiter, contraint d’intervenir, en profita pour mater sa base luxembourgeoise trop indocile. Kayser fut lourdement puni … puisqu’il fut muté à Trêves pour exercer son métier de journaliste au sein de la rédaction du Nationalblatt, le journal officiel du Gau Koblenz-Trier. Il fut évidemment démis de sa fonction de Distriktleiter – Simon en profita au passage pour supprimer ce rang qui, jusque-là, n’avait été tenu que par des nazis luxembourgeois, pour le remplacer par celui de Kreisleiter, confié en priorité à des Allemands.
Le message était clair: la phase révolutionnaire de germanisation et de nazification venait de s’achever! Les Luxembourgeois pro-allemands étaient désormais priés de rentrer dans le rang. Tout au long de l’occupation ils continuèrent à jouer un rôle indispensable pour le régime nazi mais, dorénavant, dans le cadre rigide de l’appareil totalitaire.
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