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Quand la „Question des refugiés“ devenait la „Question juive“

Quand la „Question des refugiés“ devenait la „Question juive“

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Les 25 et 26 janvier 2018 aura lieu à l’Université du Luxembourg une grande conférence internationale sur les réfugiés juifs qui avaient fui le Troisième Reich. L’une des premières victoires de l’Allemagne nazie, dans les années 1930, fut d’imposer son point de vue sur la „question“ et d’infecter les démocraties de tradition libérale, notamment le Luxembourg.

Par l’historien Vincent Artuso

Le 25 octobre 1938, l’Escher Tageblatt, publia un article intitulé „Die Judenfrage in Belgien“, qui débutait par cette mise au point „Eigentlich müsste es heißen, ‹das Problem der Opfer des Antisemitismus›, denn allein der Letztere hat es soweit gebracht, dass heute in Belgien die öffentlichen Stellen gezwungen sind, sich mit einer ‹Judenfrage› zu befassen.“ Apparemment cette idée n’était encore venue à personne …

L’une des premières victoires de l’Allemagne nazie, dans les années 1930, a été d’imposer son point de vue sur la „question“, notamment en transformant la victime en coupable. Ce n’était pas l’Allemagne qui était accusée de faire monter l’antisémitisme mais les „Juifs“ qui le fuyaient. Plus encore, en chassant les „Juifs“, l’Allemagne nazie exportait ses obsessions, ses définitions raciales, son vocabulaire.

Trois mois plus tôt une grande conférence internationale avait eu lieu à Evian pour régler la question des réfugiés juifs qui fuyaient le Troisième Reich. Aucune ne fut trouvée. En ces temps de crise économique, politique et identitaire, les pays d’accueil potentiels avaient choisi de fermer leurs frontières. Les étrangers étaient partout traités avec suspicion mais cela valait à plus forte raison pour les „Juifs“ allemands ou autrichiens.

Le fait qu’ils ne pouvaient ou ne voulaient rentrer chez eux eut pour conséquence perverse de les enfermer dans la définition que les nazis leur avaient imposée. Ainsi une démocratie de tradition libérale comme le Luxembourg adopta progressivement, presque à son insu, les représentations raciales nazies. Mais une fois acclimatée, dans un contexte de crise géopolitique, économique et identitaire, elle s’étendit progressivement des réfugiés à tous les „Juifs“ étrangers puis à l’ensemble des „Juifs“.

Depuis janvier 1936, au moins, les autorités luxembourgeoises comptaient à part les „réfugiés israélites“. Le terme d’„israélite“ ne doit pas tromper, il était employé faute de mieux. Ceux qu’ils désignaient n’avaient pas pour point commun d’être juifs – il y avait parmi eux des catholiques, des protestants ou des athées. En revanche, tous étaient „Juifs“ selon la définition raciale nazie. Embusquée derrière cette notion d’„israélite“, héritée du 18e siècle et d’un mouvement émancipateur, se cachait donc celle de „non-Aryen“, dont la définition légale avait été fixée par les lois racistes de Nuremberg, en 1935.

Une fois introduite au Luxembourg par la volonté de distinguer les „réfugiés israélites“ des étrangers „normaux“, elle influença de manière croissante la pratique et le vocabulaire des administrations chargées des tâches de police des étrangers – gendarmerie, police, parquet général d’Etat, ministère de la Justice. Dans une lettre adressée au ministre de la Justice, le 16 avril 1938, le ministre du Travail confirmait ainsi qu’un ordre non écrit de refuser les autorisations d’embauchage aux „Allemands et apatrides de ‹race non-aryenne’“ avait été communiqué à toutes les administrations concernées.

Plus d’un an plus tard, considérant que les conditions d’entrée draconiennes adoptées pour limiter l’entrée au Luxembourg de „Juifs“ allemands pénalisaient les autres Allemands, le ministre de la Justice fit par ailleurs savoir que:

„Les Allemands habitant l’Allemagne, en possession d’un passeport régulier, n’ont pas besoin de visas luxembourgeois. Par contre les passeports allemands qui n’autorisent pas leur porteur à rentrer en Allemagne respectivement ceux dont les porteurs ne veulent pas y retourner, sont considérés comme irréguliers et n’autorisent ni l’entrée au Luxembourg, ni la délivrance de visas […] Tombent sous cette catégorie surtout: les israélites (passeports munis d’un „J“), les émigrants, les israélites polonais et les apatrides venus d’Allemagne.“

Si les „israélites polonais“ étaient eux aussi traités avec suspicion c’est que, dans la seconde moitié des années 1930, la Pologne multiplia les prétextes pour retirer leur nationalité à ses ressortissants juifs installés à l’étranger. De cette manière, la catégorie du „non-Aryen“, qui avait d’abord servi à désigner les réfugiés venant du Reich, puis l’ensemble des „Juifs“ allemands et autrichiens (y compris ceux qui avaient immigré avant 1933) en vint à désigner, la quasi-totalité des „Juifs“ étrangers, à la veille de l’invasion.
Si c’était, à l’origine, la quasi impossibilité de les expulser qui avait amené les autorités à distinguer les „Juifs“ des autres étrangers, les fonctionnaires chargés de les surveiller finirent par leur attribuer un certain nombre de caractéristiques censées leur être communes. Celles-ci ressemblaient à s’y méprendre à ce que l’antijudaïsme catholique présentait traditionnellement comme des vices typiquement juifs. Dans un rapport de décembre 1935, le chef de la gendarmerie grand-ducale écrivait:

„Wenn man im allgemeinen Ausländer anderer Konfessionen in ihrem Tun und Treiben verhältnismäßig leicht überwachen kann, so ist dies bei der jüdischen Bevölkerung beinahe ein Ding der Unmöglichkeit, weil sie mit allen Raffinessen ausgestattet, hier und dort in geheimen Konvertikeln mauscheln und gewöhnlich das was das Licht scheut durch zweite oder dritte Hand ausführen lassen. Man weiß auch aus Erfahrung dass in politischer Hinsicht durchwegs das jüdische Element ein unberechenbarer Faktor ist, das um im Trüben fischen zu können, gerne bei revolutionären Bestrebungen seine Hand im Spiele hält. Deshalb ist es auch nur zu verstehen, dass gerade die revolutionären Kreise, allen voran die luxemburgische kommunistische Partei sich uneigennützig für den Zuzug von jüdischen Emigranten ins Zeug legt.“

Si les „Juifs“ formaient une nationalité bien distincte et inassimilable, qu’en était-il des Luxembourgeois israélites? La guerre se rapprochant, il semblerait que les autorités aient eu tendance à considérer tous les „non-Aryens“ de la même manière, y compris les ressortissants du Grand-Duché. En septembre 1939, le gendarme K. remettait un rapport au sujet des préparatifs pour évacuer la population en cas d’invasion. Il y soulignait que des „commerçants juifs“ (jüdische Geschäftsinhaber) proposaient des „prix anormaux“ (anormale Preise) pour acheter des logements vacants dans le Nord rural du pays et que si une partie de la population devait y être évacuée elle trouverait les meilleures habitations occupées par des „réfugiés et des Juifs“ (Emigranten und Juden). Il n’y avait mention d’aucune nationalité, ce qui laisse penser que l’auteur englobait aussi des Luxembourgeois israélites.

A une heure de grand danger ils étaient non seulement distingués de leurs compatriotes „aryens“ mais de surcroît accusés d’agir aux dépens de ceux-ci. Le pas décisif menant à la différenciation, cette fois-ci tout à fait officielle entre „Aryens“ et „non-Aryens“ fut franchi un an plus tard, durant les premiers mois de l’occupation.