Par Dr Laurent Mignon*
Le 10 novembre, Recep Tayyip Erdoğan avait de nouveau des raisons d’être fâché. Lors de la commémoration de la mort de Mustafa Kemal Atatürk, il s’en est pris à tous ceux qui avaient exprimé leur étonnement face au soudain engouement du président pour le fondateur de la République de Turquie. «Il y a des gens qui s’imaginent toute sorte de scénarios, parce que j’ai appelé Atatürk, Atatürk. S’il s’appelle Gazi Mustafa Kemal Atatürk, n’est-il pas naturel que je me réfère à lui ainsi. Voulez-vous que nous laissions les milieux marxistes et fascistes le monopoliser ? Je n’accepte pas qu’un parti amorphe tel que le Parti républicain du peuple enlève Atatürk à notre peuple.»
Pourtant l’étonnement des observateurs de la chose politique en Turquie était légitime. Erdoğan n’avait pas toujours utilisé le patronyme Atatürk, «père des Turcs», que le parlement turc conféra en 1934 à Mustafa Kemal. Les tenants d’un islam politique ont toujours eu une attitude ambivalente par rapport au premier président de la République turque : Mustafa Kemal, le chef de guerre et stratège qui mena ses troupes à la victoire lors de la Guerre de libération nationale au lendemain de la Première guerre mondiale inspire le respect et la reconnaissance. Par contre, Atatürk, le père de la Turquie laïque, est un adversaire idéologique qui incarne le projet qu’ils combattent.
Atatürk tout juste après Dieu
La critique envers Atatürk restait tout de même à l’ordre du jour dans le discours du président de la République. Ainsi notait-il que «l’on peut critiquer Atatürk. A part Dieu, aucune autorité n’est incontestable. Cependant critiquer est une chose, être reconnaissant en est une autre.» De toute évidence quelque chose avait changé dans l’attitude d’Erdoğan à propos d’Atatürk, désormais mentionné tout juste après Dieu. Ce n’était pas la première fois que des islamistes récupéraient Mustafa Kemal Atatürk.
En 1998 déjà, les journaux islamistes évoquaient le leader turc, illustrant leurs articles de photos oubliées d’Atatürk priant ou accompagné de son épouse voilée. La situation était alors différente. Après le fameux «coup d’Etat postmoderne» de 1997 qui provoqua la chute du gouvernement de coalition des conservateurs du Parti de la juste voie de Tansu Çiller et des islamistes du Parti de la prospérité de Necmettin Erbakan, les islamistes étaient dans le collimateur de l’armée et des institutions kémalistes. En mettant l’accent sur un Mustafa Kemal musulman, ils se mettaient à l’abri de possibles réprimandes concernant un manque de ferveur, l’année du 75ème anniversaire de l’instauration de la République et du 60ème anniversaire de la mort d’Atatürk.
L’héritage du Kemal de la guerre de libération
Par ailleurs, ils pouvaient reprocher aux kémalistes de ne pas être fidèles à l’héritage du Kemal de la guerre de libération, un Kemal qui collaborait avec les islamistes pour défaire les occupants. Mais le parti d’Erdoğan, au contraire du parti d’Erbakan, n’est pas menacé par l’Etat, il est devenu l’Etat. Alors pourquoi ce retournement de veste?
Erbakan était un idéologue fidèle à ses principes, alors qu’Erdoğan est surtout un leader pragmatique à l’image d’Atatürk. De récents sondages montrent que le Parti pour la justice et le développement (AKP) est redescendu à son niveau des élections de juin 2015 où il avait perdu la majorité absolue au parlement, bien qu’ayant obtenu plus de 40% des voix.
Alors que des élections législatives et présidentielles devraient avoir lieu en 2019, la mauvaise performance du parti dans les sondages inquiète Erdoğan et son entourage. Ce ne sont ni le Parti républicain du peuple (CHP) kémaliste, ni les ultranationalistes religieux du Parti d’action nationaliste (MHP) ou le Parti démocratique des peuples (HDP), social-démocrate pro-kurde, qui semblent profiter de ce recul, mais bien le nouveau parti nationaliste-conservateur de Meral Akşener, l’İYİ parti – le bon parti, dont la graphie du nom évoque les runes sur la bannière de la tribu des Kayı, l’un des clans turcs oghouzes mentionnés dans l’épopée d’Oghouz Khan.
«tout-sauf-Erdoğan»
Akşener espère pouvoir regrouper sous son emblème une partie des électeurs du MHP, déçus par le réalignement du parti d’extrême-droite au côté d’Erdoğan, les nationalistes laïcs du CHP qui sont en désaccord avec la ligne politique de gauche de son président Kılıçdaroğlu et déçus par le manque de progrès du parti dans les sondages et les électeurs de l’AKP, mal à l’aise avec l’autoritarisme d’Erdoğan et son omniprésence sur les tous les fronts, y compris dans la politique municipale. Outre le «tout-sauf-Erdoğan», il n’y a guère que le nationalisme incarné par Mustafa Kemal Atatürk qui puisse faire prendre cette mayonnaise peu digeste.
Or, dans ses nombreuses interventions, Erdoğan ne fait aucune mention du nouveau parti qui le menace sur sa droite, mais il essaye de répondre aux critiques qui lui sont adressées avec des changements de cap politique, quitte à remettre en question les politiques de son propre parti. En redécouvrant Atatürk, Erdoğan prépare sa contre-attaque.
Laurent Mignon*
Le Luxembourgeois Laurent Mignon est professeur de langue et littérature turque à l’Université d’Oxford. Son parcours universitaire l’a entraîné de Bruxelles à Amman et de Londres à Ankara où il a enseigné la littérature turque pendant neuf ans à l’université de Bilkent. Son dernier ouvrage s’intitule «Edebiyatin Sinirlarinda: Türkçe Edebiyat, Gürcistan ve Cengiz Aytmatov’a Dair» («Aux frontières de la littérature: A propos de la littérature en turc, de la Géorgie et de Tchinguiz Aïtmatov»), paru à Istanbul aux éditions Evrensel en 2016.
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