Jean-Pierre Champagne peut être considéré comme le père fondateur du grand magasin à Luxembourg. Son „Bazar 1001 articles“, établi à la rue de Chimay, précédait de 10 ans l’ouverture du magasin à rayons multiples Max Knopf, cette chaîne allemande fondée en 1881 qui ouvrait au coin rue du Fossé/rue de la Reine.
Le grand magasin apparaît en Europe au moment de la révolution industrielle. Il vend des objets produits à l’échelle industrielle, à prix fixes dans les domaines de l’agriculture, de la confection, du mobilier. Dans le cas du „Bazar 1001 articles“, nous avons affaire à un magasin non spécialisé, mais proposant plusieurs gammes de produits totalement différents. La définition du grand magasin ne se fixe pas à un seuil minimum de mètres carrés, mais à un concept. Le commerce est un lieu de déstockage, où les produits rentrés, achetés en grandes quantités pour être revendus à bas prix, sont exposés à la vue des clients. Il n’existe plus du „sur mesure“, tous les clients sont traités de la même façon, indépendamment de leur statut social.
Comme lieu de vente au public, au choix important en produits et changeant constamment les collections, le grand magasin s’inspire des expositions commerciales et industrielles qui foisonnent au XIXe siècle partout en Europe. Le grand magasin est une attraction, un lieu de découverte à entrée gratuite! Il révolutionnera l’architecture, car celle-ci doit être inspirante et valoriser le client, les produits devront être rangés de façon à correspondre aux besoins et suivant les priorités définies par la clientèle. Lieu de vente, lieu de gestion et de stockage, le grand magasin inspire la rationalisation de l’espace qui caractérisera le modernisme. Aux prix fixes, aux produits finis exposés en vente se joint le marketing, profitant largement de l’émergence et de la diffusion de la presse. Le „Bazar 1001 articles“ réunit tous ces critères valables pour les grands magasins internationaux.
L’emplacement du commerce rejoint le client
En 1878, J.-P. Champagne avait une seconde adresse à Trèves, qu’il abandonna cependant lorsqu’il s’établit à l’ancienne maison de la Fontaine à la rue du Fossé. Le magasin resta à cette enseigne jusqu’en 1892. L’immeuble faisant le coin avec la place Guillaume ne disposait à l’époque ni d’entrées, ni de vitrines donnant sur cette place. En 1892, Champagne quitta la ville haute, sans doute par manque de possibilités d’extension. Il voulait une nouvelle clientèle, souvent originaire des campagnes, au quartier de la Gare. Il ouvrait son enseigne à la partie inférieure de l’avenue de la Gare qui tombait encore sous l’administration de la Ville de Luxembourg. Cette nouvelle adresse lui assura davantage d’espace pour la vente de produits de plus en plus diversifiée. La vente se faisait alors tant à l’intérieur, tant à l’extérieur du magasin, une stratégie permettant de capter le flux du passage suscité par le viaduc tout proche. Notons que les années 1892 à 1895 avaient vu un important développement de l’avenue de la Gare et une importante densification du quartier. Rares furent les interstices non encore bâtis le long de cette voie où circulait le tram.
En 1903, le „Grand Bazar Champagne“ transféra son enseigne dans la partie supérieure de l’avenue de la Gare. Il allait profiter des terrains réaménagés entre l’avenue de la Gare et la toute nouvelle avenue de la Liberté dont le chantier venait de se terminer. L’enseigne y disposait d’un dépôt clôturé. L’avantage tant pour le commerçant que pour le client de ce nouvel emplacement était qu’ils n’étaient plus soumis au paiement de la taxe d’octroi sur les marchandises en vigueur jusqu’en 1920. Le „Bazar Champagne“ y resta jusqu’à sa fermeture en 1923.
Flâner d’une avenue à l’autre
La déclaration échevinale 2023-2029 ambitionne l’ouverture d’un „marché couvert“ au quartier de la Gare. D’aucuns se souviennent du grand magasin Monopol qui, depuis 1957 à 2006, proposait des surfaces commerciales reliant l’avenue de la Gare et l’avenue de la Liberté. La nouvelle initiative viserait-elle la renaissance de l’idée d’Emile Champagne en 1906?
En cette année, Emile Champagne, fils de Jean-Pierre, réussit à faire de son commerce une attraction majeure de la ville. Le terrain sur lequel il fit construire le „Bazar 1001 articles“ appartenait à l’entrepreneur Michel Funck. La circonférence du terrain venait d’être fixée à la suite d’un arrangement trouvé avec l’Etat dans le cadre de l’aménagement de l’avenue de la Liberté. Celle-ci, ouverte à la circulation en 1903, venait de couper la propriété Funck en deux lots distincts, l’un et l’autre situé à droite et à gauche de la nouvelle voie. Cette nouvelle artère passait au-dessus d’un talus remblayé de deux mètres de hauteur. Michel Funck allait demander à son frère, l’architecte Pierre Funck, de construire un grand magasin qui devait relier l’avenue de la Gare à l’avenue de la Liberté. L’immeuble était prévu d’être donné en location à Emile Champagne. Pierre Funck compte parmi les grands architectes de la Ville de Luxembourg de la fin du XIXe siècle (Casino bourgeois, Convict épiscopal, Banque Internationale, Cercle municipal, maison Conroth-Lenoël).
L’architecture caractéristique des grands magasins n’apparut à la Ville haute que 10 ans plus tard avec l’inauguration des grands magasins „Klees-Kaiser“ et „Au nouveau Paris“ à la Grand-rue. Au quartier de la gare, la parcellisation était plus généreuse que dans les quartiers remontant aux XVIe et XVIIe siècles.
Le „Grand Bazar Champagne“, installé dans ses nouveaux locaux, fut inauguré le 27 avril 1904 et vanté comme „das grossartigste Geschäft in diesem Genre“ (Bürger- und Beamtenzeitung, 30.4.1904). Le rez-de-chaussée, accessible à partir des deux avenues, était caractérisé par de grandes vitrines qui permettaient d’exposer les marchandises en permanence. Une galerie à éclairage zénithal reliait les deux bâtiments construits à front de rue sur les deux avenues. L’éclairage zénithal passait par une toiture et une coupole en verre permettant également l’aération des locaux. Le long de l’avenue de la Liberté, Funck avait érigé un bâtiment à deux niveaux dont seule la structure portante constituait la façade, les ouvertures servant de vitrines d’étalages. Une deuxième façade donna sur la place de la Gare. Celles-ci étaient agrémentées de bas-reliefs en Art Nouveau. La façade en direction de la place de la Gare fut condamnée par la construction sur pignon de l’Hôtel Staar en 1906.
La vente au „Bazar Champagne“ se fit au sous-sol, au rez-de-chaussée et à l’étage. Un escalier monumental conduisait le client vers le 1er étage réservé aux jouets. La toiture de cette annexe vers l’avenue de la Liberté était plate, grâce à l’emploi très moderne du béton. Une véranda s’y trouvait placée en retrait et proposait au visiteur une vue panoramique sur le nouveau quartier de la gare en émergence. La corniche de cet immeuble était ornée d’une balustrade avec deux vases et deux statues. Un grand miroir placé à l’intérieur reflétait cette vue inégalée sur la nouvelle avenue et le quartier de Hollerich. Un ascenseur et des bouches d’incendie complétaient cette offre jusque-là inédite au Luxembourg.
La presse de l’époque qualifia le magasin de digne d’une grande capitale et le qualifia même d’attraction pour touristes. Avec 900 m2 de surface d’exposition, le „Grand Bazar Champagne“ était le plus grand de la ville. Le succès de l’entreprise se poursuivait à tel point qu’Emile Champagne allait louer les locaux de l’ancien Casino de la Gare au coin de la rue de Strasbourg et de l’avenue de la Liberté (aujourd’hui City Hotel). Ici, il exposait exclusivement du mobilier pour l’ameublement, mais aussi professionnel. La publicité signalait que le „Bazar Champagne“ vendait entretemps 100.000 articles exposés sur un total de 1.500 m2 en 1905.
De 1.001 à 100.000 articles
Le chiffre de 1.001 évoque l’infini, la grande masse de produits pour des masses de clients. La ville du XIXe siècle fut celle de l’apparence des grandes masses de populations.
Déjà en 1878, on trouvait, parmi les „1.001 articles“ exposés en vente, des révolvers, des bèches, des bols de lait, des photos encadrées, des couteaux de cuisine, du fil de fer. La publicité précisait que la visite de cet univers onirique était libre. Malgré cet immense choix de produits très divers, importés généralement par voie de chemin de fer, les rayons de jouets et de mobilier firent l’essentiel du magasin au cours de toute son existence entre 1878 et 1923. Surtout pour la St-Nicolas et Noël, les grandes expositions de jouets représentaient une des plus grandes attractions de la capitale. Pour le carnaval, l’exposition en vente d’articles humoristiques et de déguisement en firent le pendant. Des collections toujours renouvelées devaient attiser la curiosité de la clientèle.
La gamme des „1.001 articles“ inclut des articles de fantaisie, des articles scolaires, des produits de maroquinerie, des bougies, des paniers, des foulards, des fleurs, des canotiers, des peintures. Les nouveaux locaux entre les deux avenues permettaient encore d’étendre l’offre qui désormais englobait la vente de vélos et d’accessoires pour vélos, des torches électriques, des horloges, des footballs, des ustensiles de jardin, des articles de pêche, des phonographes, des lunettes, du linge maison, des articles de ménage, pour fumeurs, des fourrures, des articles de papeterie, des articles religieux, des couronnes funéraires, des porcelaines, de la cristallerie, des couverts, des chaussettes et chaussures, des bonbons, des vins, des fruits, des articles de décoration, de petits meubles, des charrettes, landaus et chaises hautes pour enfants.
Pionnier du marketing
La devise de la maison fut, tout au cours de son existence, „Moins cher que tout concurrent“. Elle n’est toutefois pas originale, car l’argument du moins cher est partagé par tous les commerçants: que ce soit pour la confection, les articles de décoration, ou encore les menus du jour servis dans les restaurants. Les prix étant fixes, tout marchandage sur les produits était exclu et explicitement marqué dans les annonces publicitaires. Sa présence dans la presse est impressionnante. Les annonces énumèrent les différents articles vendus à la saison. C’est la quantité, la disponibilité immédiate des produits et les prix avantageux qui l’emportent sur toute indication de marque ou de qualité particulière d’un des produits.
La proximité de la gare faisait des visiteurs étrangers une clientèle intéressante et supplémentaire à celle résidente. Pour les attirer, Emile Champagne éditait des jeux de cartes postales montrant la Ville de Luxembourg, mais également la station thermale de Mondorf-les-Bains. Le magasin était situé non loin de la station du chemin de fer à voie étroite menant à Mondorf-Les-Bains, Remich et Echternach. Cette gamme de cartes postales fut complétée par des séries de cartes humoristiques et de félicitations.
Emile Champagne accordait aussi la vente sur crédit, introduit des journées gratuites en offrant le remboursement du premier achat à l’achat suivant. Il assurait l’ouverture dominicale, la vente à tarifs spéciaux pour revendeurs, colporteurs et associations. La présentation des produits est ordonnée, le plus usuel est vendu au rez-de-chaussée, le rare ou encombrant à l’étage. Le renouvellement des collections fut permanent et l’occasion de se rappeler à la presse et de renouveler les étalages.
À partir de 1904, Champagne ne participa plus à la „Schueberfouer“, mais organisait des semaines de vente thématiques pour articles ménagers achetés spécifiquement et en grande quantité pour l’occasion. Il était de 20 ans en avance sur la braderie!
La fin d’une époque
Emile Champagne (1873-1918) s’était engagé dans la vie sociale en étant membre des acteurs amateurs du „Cercle des philanthropes luxembourgeois“, lieutenant et secrétaire du corps des pompiers de Luxembourg-Gare et membre du „Comité de secours en faveur des orphelins de la guerre“ (1915).
En 1910, la famille crée la société „Champagne frères et sœurs“, gérée par Emile Champagne et son frère Jean-Pierre Champagne.
En 1916, Emile Champagne acheta à la veuve Michel Funck le terrain sur lequel il exploitait le „Grand Bazar“. Le 18 juin de la même année, le „Grand Bazar Champagne“ était endommagé par les fragments d’une bombe que les alliés avaient lancée sur la gare afin d’empêcher l’avancement de l’armée américaine. Au décès d’Emile Champagne, la société passait à son épouse Berthe Glesener (1873-1955) et à Léonie Glesener (1876-1959). L’exploitation du magasin Champagne s’arrêtait au mois de juin 1923. Elle avait vendu sa propriété de 5 à 10 centiares avec accès aux deux avenues à J. Aach-Sender qui y installa son magasin de literie, de linge maison, de voitures d’enfants. En 1931, le nouveau propriétaire y inaugura le passage de la gare avec 12 magasins et fit exhausser le bâtiment longeant l’avenue de la Liberté. Le passage fut inauguré en 1932.
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