La première phrase: „J’ai vingt-sept ans quand j’ai décidé de sauter du Golden Gate Bridge.“ Le ton est donné. La jeune héroïne n’en mène pas large. Elle se souvient. 1970. Une bombe artisanale explose dans un sous-sol, à New York. Parmi les décédés: sa mère. Joan survit. Elle a six ans. Sa grand-mère lui donne un nouveau prénom: Amalia. En taisant son passé, la jeune fille devrait pouvoir mener une vie comme les autres. A l’âge adulte, devenue épouse, mère et artiste talentueuse, Amalia vit une autre tragédie. La malédiction du passé ne passe pas. Elle trouve refuge à la Llorana, un hôtel délabré sur les rives du lac Atitlán, au Guatemala. Leila, la propriétaire, l’accueille chaleureusement. Amalia veut trouver dans cet endroit idyllique la force de se reconstruire. L’écrivaine américaine Joyce Maynard séjourne au bord du lac Atitlán, une partie de l’année. Dans sa maison transformée en hôtel (Casa Paloma, ndlr), elle écrit son nouveau roman „L’hôtel des oiseaux“ (Ed. Philippe Rey). Un récit foisonnant sur l’adolescence, l’entrée dans l’âge adulte, la recherche d’identité, l’indépendance. Et la possible reconstruction.
Tageblatt: A la demande de sa grand-mère, Joan, six ans, s’appellera désormais Amalia. Garder un secret, cacher son passé sont une chance pour se reconstruire?
Joyce Maynard: La grand-mère avait raison, même après sa mort. Amalia reste fidèle à l’injonction du secret. Mais cela lui coûte très cher par la suite. Les secrets m’intéressent toujours. J’ai été élevée dans une famille qui préférait taire l’alcoolisme de mon père, comme beaucoup de parents le feraient sans doute. J’ai aussi gardé en moi mon expérience avec J.D. Salinger1), pendant 25 ans. Dans les deux cas, je n’avais pas honte de moi. Je n’avais pas fait quelque chose de mal. Mais c’est très lourd pour les femmes de garder un secret lié à un homme. Ce thème est souvent présent, dans ma vie et mes romans. Pour moi, c’est très important de vivre sans secrets. D’être honnête avec moi-même. Quelques fois, cela m’a coûté très cher dans ma vie mais je préfère dire la vérité.
Les tragédies se succèdent. Amalia décide de partir. Est-ce une solution?
Elle n’en cherche pas. Elle pense qu’aucune solution n’existe pour elle. Il lui faut plutôt trouver les moyens de comment survivre après des traumatismes. La plupart des gens de mon âge (69 ans, ndlr) pensent ne pas y parvenir. Pour moi, l’expérience de la perte est un cadeau. Je m’accroche, je m’intéresse à la vie. Amalia veut se suicider mais elle n’y parvient pas. Même si elle a tout perdu, elle se dit qu’elle n’a plus rien à perdre. Alors, elle continue. Elle choisit la vie. A l’âge de 19 ans, je pensais ne pas pouvoir trouver l’amour. Je pensais que ma vie était terminée à cause de Salinger. On ne doit pas résumer ma vie à cette expérience. En tout cas, moi, je ne le veux pas. J’ai vécu d’autres moments beaucoup plus importants et émouvants. Des joies, des peines. L’expérience Salinger était le début de ma vie. Je suis allée au Mexique à 19 ans pour disparaître. Un peu comme Amalia, dans le roman. J’ai rencontré un couple américain retraité qui m’a emmenée au Guatemala en 1973, à la recherche d’orchidées. Le pays était en pleine guerre civile. Quand j’ai vu ce lac (Atitlan, ndlr), ce fut un moment de grâce.
Vous y êtes retournée 28 ans plus tard …
Oui, avec ma fille aînée qui étudiait l’espagnol. J’ai ressenti le même éblouissement. C’est elle qui m’a donné l’idée de m’installer. Je n’étais pas mariée à ce moment-là. J’ai loué une petite maison au bord du lac pour 250 dollars. J’ai écrit un roman „Les règles d’usage“, j’ai étudié l’espagnol. En 2001, j’ai acheté la maison. J’y séjourne une partie de l’année pour écrire. J’organise des ateliers d’écriture pour les femmes, elles ont toutes une histoire de leur vie à raconter. Je les aide à trouver des outils pour s’exprimer. Au début du confinement, en 2020, je suis restée au Guatemala avec deux femmes, pendant six mois. Pour nous trois, ce fut un moment de vie incroyable: les oiseaux, la nage, des projets sans homme, sans enfant, l’écriture … Après six semaines, j’ai écrit pour elles „L’hôtel des oiseaux“. Ma maison est devenue un hôtel, Casa Paloma. 20 personnes peuvent y loger. Le rêve est devenu une réalité.
Comme la plupart de vos romans, „L’hôtel des oiseaux“ est en partie autobiographique.
Si un écrivain veut être honnête, les obsessions de sa vie viennent irriguer son imagination. Le roman les contient. Par exemple, je suis obsédée par la famille. Je regrette le divorce de mes parents. Je suis guidée par l’idée d’une femme seule qui devait se prendre en mains et garder l’espoir. La mort de mon mari m’avait dévastée mais je réalisais qu’il n’y a pas de vie après la mort. Quand on a tout perdu, en fait ce n’est pas terminé.
Malgré une série d’échecs, de trahisons, l’espoir semble possible …
Cela m’intéresse de donner aux lecteurs et lectrices une histoire déprimante et triste mais je m’engage aussi à leur apporter un récit réaliste. Il n’y aura pas de prince charmant qui viendra sauver une femme du chaos ou de la solitude. Les femmes font elles-mêmes leur destin. Elles ont la force. Je m’intéresse à ces femmes-là. Après la mort de mon deuxième mari, la vie est devenue tellement précieuse. J’ai maintenant le crédo de ne regarder que ces moments même si la vie est très dure. C’est ce que je veux communiquer dans les romans.
Vous faites beaucoup de descriptions sans pour autant faire la part belle à la psychologie de vos personnages. Pourquoi?
Je m’intéresse beaucoup à la psychologie des personnages mais je ne veux pas expliquer. Je raconte des histoires. La manière dont mes personnages vivent révèlent leur caractère, leur perception des choses. Je livre les petites histoires et les anecdotes du quotidien. La vraie vie. Si l’écrivain fait bien son travail, il ne doit pas expliquer. Chaque personnage a sa propre histoire. Je ne suis plus journaliste. J’observe. J’adore regarder les gens, au café, dans les aéroports, partout. Chaque jour est une leçon de pensée.
Vos romans sont-ils relus par des sensitivity readers?
Oui. Dans „Où vivaient les gens heureux“ (Ed. Philippe Rey, 2021), Alison annonce à sa mère vouloir devenir un homme … La transition transgenre est devenue commune aujourd’hui. Le sensitivity reader a décrété que cet élément n’est pas acceptable. Une modification m’a été suggérée. J’ai refusé de m’y plier et l’éditeur a accepté. Mes personnages sont humains. C’est la vérité de la vie. Je suis très perturbée par ce phénomène. Autre exemple: j’ai écrit „L’hôtel des oiseaux“ au Guatemala. J’ai envoyé le manuscrit à mon éditeur, à New York. Un an plus tard, il m’a annoncé ne pas pouvoir le publier parce que je suis blanche et que je n’ai pas d’origine latino-américaine alors que mon roman se déroule dans la région. La traduction de „The Bird Hotel“ s’est faite avec un éditeur en France (Philippe Rey, ndlr), avant la publication du roman aux Etats-Unis. Et je suis très heureuse de vous parler de cette situation. Après plusieurs refus, c’est finalement la maison Skyhorse Publishing qui a publié „The Bird Hotel“, le 2 mai dernier à 500.000 exemplaires. La critique a été réduite à une peau de chagrin. Je n’ai aucun problème avec les lecteurs. Ils me connaissent et me suivent, notamment sur ma page Facebook. Tout récemment, l’écrivaine américaine Elizabeth Gilbert a publié un roman historique sur une famille russe dans les années 1930. Elle a reçu une montagne de critiques de la part d’Ukrainiens qui lui ont reproché d’avoir publié un livre se déroulant en Russie. Doit-on s’interdire d’écrire sur ce pays en raison de la guerre russo-ukrainienne? C’est un cauchemar. Elizabeth Gilbert a finalement décidé de retirer son roman des librairies.
1) Etudiante à l’Université de Yale, Joyce Maynard, 16 ans, écrit une chronique au New York Times. L’écrivain mythique J.D. Salinger (1919-2010), auteur de „L’Attrape-cœurs“ (1951) salue son talent. Séduite, subjuguée, la jeune Joyce Maynard quitte tout pour vivre avec l’écrivain qui finira par se lasser d’elle. En 1998, elle écrit „Et devant moi, le monde“ (Ed. Philippe Rey, 2011), récit retraçant la vérité sur ses jeunes années, l’emprise et la maltraitance qu’elle a subie par J.D. Salinger. On ne lui pardonnera pas d’avoir „sali“ l’image d’un monstre sacré de la littérature.
Infos
„L’hôtel des Oiseaux“ de Joyce Maynard
Roman traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Florence Lévy-Paoloni
Ed. Philippe Rey
25 euros, 528 pages
ISBN 978-2-38482-031-3
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