05/07/23
Il y a deux choses dont je rêve de ne plus avoir à parler ici, dans un journal de bord comme celui-ci, deux choses qui, à elles seules, mais pas toutes seules, sont la honte de notre temps. Deux choses dont les générations à venir, si le monde ne chavire pas, nous diront, comme nous l’avons dit à celles qui nous ont précédé : „Mais comment avez-vous pu laisser faire?“ La première de ces deux choses: les naufrages qui se répètent en Méditerranée et ailleurs avalant par centaines, voire par milliers d’innocents corps d’enfants et d’adultes, de bébés et de grand-mères, de pères et de mères, d’adolescents et de femmes enceintes, des êtres dont le seul tort est d’avoir osé croire, comme toute l’humanité l’a fait, depuis la nuit des temps, à une vie meilleure, sans guerre ni faim, sans dictature ni sécheresse. Et la deuxième: la colonisation de plus en plus féroce de la Palestine par un État voisin qui flirte avec le fascisme et qui chaque jour durcit sa politique d’apartheid et de vol de terre dans les territoires occupés sans que la communauté internationale ne s’en émeuve. Oui, j’aimerais tant ne plus avoir à écrire sur ces deux blessures-là de l’humanité qui sont infligées dans l’indifférence générale. Et, c’est justement parce qu’indifférence générale il y a, que je ne peux pas rester indifférent.
14/06-30/06/23
Un frisson me traverse. On dit que les femmes et les enfants étaient dans la cale du bateau qui ce 14 juin a coulé au large du Péloponnèse, à 90 km des côtes. On dit que les 104 survivants sont des hommes qui se trouvaient sur le pont. On dit qu’il y avait plus de 700 migrants et migrantes à bord. Je fais les macabres comptes. Plus de 600 femmes et enfants se sont noyés. De corps sans vie, on n’en a repêchés que 82. Les autres grossissent les tristes rangs des „disparus“, reposant sans avoir été identifiés au fond du cimetière marin qu’est devenue la Méditerranée, aux côtés des dizaines de milliers d’autres naufragés qui, depuis que notre Europe est devenue laide, de plus en plus laide, et inhumaine, et refermée sur elle-même, ont rêvé par familles entières d’un salut par la fuite vers un ailleurs plus clément.
Car il fallait fuir. La misère, la faim, les bombes. Et tous les autres dangers. Il fallait partir vers des contrées moins sinistrées, plus vivables. Beaucoup sont donc partis, et partent tous les jours. Beaucoup ne sont pas arrivés, et n’arriveront jamais. J’imagine les veilles de départ. La famille qui se réunit, compte son argent, ramasse le nécessaire. J’imagine la détresse dans les regards, car personne ne part le cœur léger. J’imagine l’espoir, les projets d’avenir, les larmes de la séparation. J’imagine les hésitations quand il faut embarquer par centaines sur un bateau de pêche trop petit et trop peu solide. Voilà que les femmes et les enfants descendent dans la cale, et y resteront quatre, cinq, six jours, dans l’obscurité, dans la promiscuité, dans l’angoisse et la peur. Voilà que les hommes se serrent sur le pont. Et vogue le navire. Et tangue le navire. Et chavire le navire. Je vois les hommes qui sautent à l’eau, nagent et regardent sans rien pouvoir faire pour l’embarcation qui coule, avec, dans son ventre, leurs femmes et leurs enfants. Et je vois aussi que les secours ne viennent pas, ou s’ils viennent, ne secourent pas …
Le bateau de pêche, surchargé, était parti cinq jours plus tôt, de Tobrouk, en Lybie. À bord les hommes, femmes et enfants, des Syriens surtout, mais aussi des Pakistanais et des Égyptiens. Le premier signal de détresse a été lancé le 13 juin. La veille du naufrage. Des appels désespérés. Le capitaine aurait quitté le bateau, abandonnant les passagers à leur sort. Il n’y aurait plus d’eau à bord. Et de nouveau j’imagine les scènes de détresse. Dans la cale les mères qui caressent leurs enfants sur le point de mourir de soif. J’entends leurs pleurs et leurs cris. Elles ignorent encore que le pire est à venir. Elles ne savent pas que l’ONG „Alarm Phone“ a reçu des appels désespérés, qu’elle a informé les garde-côtes grecs, que les autorités italiennes et maltaises ont également été mises au courant. Mais qu’aucune opération de sauvetage digne de ce nom n’a été mise en place. De survivants il y en avait 104. La cale a emporté les femmes et les enfants vers les fonds marins.
Dans Le Figaro du 30 juin, je lis ceci: „la responsabilité des garde-côtes mise en cause par les rescapés“. Le Figaro n’est pas un journal progressiste. Il relaie souvent les propos anti-immigration de la droite française, du président des Républicains Éric Ciotti qui rivalise avec l’extrême-droite pour durcir les conditions d’accueil des réfugiés. Eh bien, Le Figaro a donné, une fois n’est pas coutume, la parole aux rescapés du naufrage du 14 juin. „Je n’avais pas du tout l’impression que les garde-côtes grecs voulaient nous sauver», dira l’un d’eux, un Syrien de 26 ans, enfermé après la catastrophe dans le camp de Malakasa, au Nord d’Athènes. Un autre jeune Syrien est plus catégorique. „Ce n’était pas un accident“, accuse-t-il.
Le chavirement aurait été causé par un des bateaux garde-côtes. Et alors que les prisonniers de la cale sombraient, et que ceux qui avaient sauté dans l’eau tentaient de survivre, „les garde-côtes nous regardaient de loin, pendant au moins dix minutes, avant d’envoyer deux canots gonflables pour nous aider“. Que se passe-t-il dans la tête d’un gardien de côte assistant ainsi à la mort en direct? Pense-t-il à sa propre femme, à ses enfants? Quels ordres a-t-il reçus? Et pourquoi a-t-on menti? Pourquoi a-t-on affirmé que le bateau se dirigeait vers l’Italie et n’avait pas besoin d’être secouru, alors qu’une enquête de la BBC a montré qu’il était immobile depuis plus de sept heures avant de couler? En moins d’une minute, „ presque devant le bateau de patrouille des garde-côtes grecs“, ajoute la BBC.
La RTBF est plus explicite le 27 juin. „On apprend aujourd’hui que la Grèce a refusé, quelques heures avant le naufrage, une offre d’assistance aérienne de l’agence européenne des frontières Frontex. „Un avion de Frontex a pourtant survolé le bateau en détresse. Pendant dix minutes, avant de retourner à la base pour faire le plein. Et après? L’agence rejette la responsabilité sur les autorités grecques. Celles-ci ont affirmé haut et fort que les passagers du bateau avaient refusé toute aide. Peut-être. Mais est-ce une raison de ne pas l’apporter quand des vies humaines sont en jeu ? „On ne demande pas aux personnes à bord d’un bateau à la dérive s’ils veulent de l’aide, il aurait fallu une aide immédiate.“ Les experts maritimes sont unanimes. Et puis, la Grèce a, dans le passé, et c’est documenté, sous couvert d’une aide supposée, souvent refoulé les migrants vers la mer, au lieu de leur porter secours. Et Frontex a fermé les yeux. On a inventé un terme technique pour cela. C’est le „pushback“. Qui parfois tourne mal. Comme le 14 juin? On dit qu’on a amarré le bateau surchargé, avant qu’il ne coule, à une des vedettes des garde-côtes. Et que c’est cela qui l’a fait chavirer. L’enquête, si elle est honnête, le dira-t-elle?
05/07/23
Des femmes et des enfants encore, déplacés cette fois-ci, à Jénine, du camp de réfugiés vers la ville. 3.000 déplacés, sur une population de 18.000. Cela fait une personne sur six. Des réfugiés qui, pour certains, sont là depuis la création du camp, en 1953, chassés de Haïfa par l’armée israélienne au moment de la „nakba“. Des générations de réfugiés. Avec pour tout avenir, dans le meilleur des cas, de le rester. Dans le meilleur des cas, parce que, le 4 juillet, l’armée d’occupation les a de nouveau chassés de chez eux. Mille soldats, des centaines de véhicules, des drones, des hélicoptères, des bulldozers … L’incursion armée a commencé dans la nuit du 2 au 3 juillet. L’occupation, le vol des terres, l’intensification de la colonisation ne suffisent plus au gouvernement israélien pris en otage par une extrême droite fascisante qui se croit tout permis. Les attaques de villages sont récurrentes depuis des mois, du fait de colons, armés jusqu’aux dents, brûlant des maisons, tuant des civils, sous l’œil complice de l’armée. Et il y a escalade. La violence des attaques est croissante.
Quel en est le but? Décimer, comme le dit le gouvernement, la résistance armée ? Pourquoi alors détruire les installations d’eau potable, le réseau d’électricité, attaquer des lieux culturels? C’est une stratégie: pousser au désespoir une population qui n’en peut plus d’être docile. La harceler sans cesse, l’humilier, pour l’inciter à s’en aller. Ou à se révolter. La logique de la colonisation le veut. À la longue, il n’y aura plus de place pour les Palestiniens dans les territoires occupés. Et encore moins pour un État palestinien pourtant voulu, du moins il y a peu encore, par la communauté internationale qui ne bronche pas, face à une injustice de plus en plus flagrante. Un État palestinien garanti pourtant, à force de résolutions de l’ONU, par le droit international. Des résolutions qui, pour Israël, n’ont même pas la valeur du papier sur lequel elles sont inscrites.
Voilà un crime qui se commet devant nos yeux. L’assaut meurtrier donné au camp de Jénine ces jours-ci n’en est qu’un point provisoirement culminant. L’engrenage est en marche. Les colonisateurs se sentent le vent en poupe. Comment, côté palestinien, rester digne alors, si ce n’est en recourant à la résistance armée, la pacifique ne changeant rien? C’est une réaction universelle. Quel peuple supporterait d’être des décennies durant sous le joug d’une occupation de plus en plus féroce? Si la communauté internationale continue de détourner le regard, si personne n’arrête l’injustice, résister les armes à la main sera la seule alternative qu’Israël laisse aux Palestiniens. „ Mais comment avez-vous pu laisser faire?“, nous diront encore les générations futures.
Sur l’auteur
Jean Portante est écrivain. Toutes les deux semaines, il publie ici des extraits de son journal intime, commentant l’actualité avec un regard lucide et acerbe.
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