L’Adamant, ce superbe bateau, tout en bois et verre, ouvre ses stores, tous les matins, dès 10 heures. Situé sur la Seine, au pied du Pont Charles de Gaulle, l’Adamant accueille une centaine de soignés souffrant de troubles psychotiques. Le documentariste Nicolas Philibert filme ces „passagers“ avec une attention extrême. Il les écoute, surtout. Il ne cherche pas à faire croire qu’il n’y a personne derrière la caméra. Il propose au spectateur de faire le chemin qu’il est en train de faire. On se souvient des visages, des paroles. L’Adamant est aussi et même surtout une histoire d’âmes. Un film lumineux et bouleversant couronné par un Ours d’or à Berlin.*
Tageblatt: Comment avez-vous découvert l’Adamant?
Nicolas Philibert: La psychologue clinicienne et psychanalyste Linda de Zitter a participé à sa fondation au milieu des années 2000. Elle m’en a parlé. Nous sommes restés très liés depuis le tournage de mon film „La moindre des choses“ (1995) à la clinique psychiatrique de La Borde. Elle travaille maintenant au Pole psychiatrique de Paris-Centre dont l’Adamant est un des éléments. Avant cela, un hôpital de jour accueillait déjà les patients dans un immeuble parisien. Les locaux étaient exigus et le loyer très cher. Pourquoi les lieux de psychiatrie sont-ils toujours moches, à l’écart du regard? Le chef psychiatre qui vivait sur une péniche à Paris a eu l’idée de créer un hôpital de jour sur l’eau. Une équipe d’architectes, les soignants et patients se sont mis à rêver ensemble: construire un bateau, à quai, sur la Seine, au cœur de Paris. Le projet un peu fou a vu le jour. L’Adamant est sorti des eaux en 2010. Ce n’est pas une péniche, car le bateau flottant reste sur place. Adamant vient de l’ancien français „diamant dur“. En anglais, il a pour sens „inflexible, catégorique“. L’équipe a préféré „Adamant“ à „Utopie“.
Quels seraient les avantages à se trouver à bord d’un bateau?
La proximité de l’eau a une dimension apaisante, certains patients le disent dans le film. L’endroit est beau et très lumineux, les matériaux en bois sont chauds. N’importe qui d’entre nous se porte mieux dans un bel endroit plutôt que dans un lieu glauque, sinistre et moche. L’eau en fait partie. On est au cœur de Paris et on a l’impression d’être ailleurs. La circulation fluviale crée aussi une forme de vie. L’Adamant est entouré d’autres bâtiments flottants à quai qui abritent des restaurants, des lieux festifs. Maintenant, les voisins savent que l’Adamant existe parce que le film est sorti.
Vous filmez aussi la vie à l’extérieur du bateau.
On sort plusieurs fois, on va au marché. Les patients ont fait des confitures pendant trois jours. L’Adamant n’est pas un lieu clos, il est un espace ouvert sur le monde. Les patients viennent librement sur recommandation d’un médecin psychiatre ou un psychologue. L’Adamant fait partie du pôle psychiatrique Paris-Centre, destiné aux quatre premiers arrondissements de Paris. Cet hôpital de jour invite les personnes à sortir un peu de chez elles. Elles participent à des ateliers photo, couture, ciné, dessin, à des sorties au théâtre. Certaines viennent tous les deux mois, d’autres une fois par semaine ou tous les matins.
L’ambiance est apaisée. On y perçoit aucune violence …
Je vous renvoie à vous-même. Dans vos représentations de la „folie“, il y a de la violence. Qui vous dit qu’il y en a tant que ça? C’est rarissime. On parle de ces personnes-là chaque fois qu’il y a un fait divers. Autrement, on ne les évoque jamais. Quelques fois, les soignés sont très délirants ou parlent d’une manière incohérente. Mais j’ai rarement vu des gens dangereux. C’est en grande partie une idée qu’on se fait. Certains sont parfois violents vis-à-vis d’eux-mêmes, il arrive qu’ils s’ouvrent les veines …
Une longue séquence montre les soignés et soignants faire des comptes. Est-ce une thérapie?
La vie sur l’Adamant est cogérée. Elle est inventée avec les autres. Le bar associatif est animé par un patient et un soignant. Les comptes sont cogérés. L’argent du bar va permettre de faire des sorties, d’aller au théâtre. Les personnes qui fréquentent l’Adamant sont considérées comme responsables d’elles-mêmes et pas comme des malades, et qui ne sont pas enfermées dans leur maladie. Ces personnes s’intéressent à la musique, au dessin, elles écrivent des poèmes, elles aiment le foot, se balader. Le patient est un être humain. Pour l’aider à renouer un lien avec le monde, à retrouver du goût aux choses, on va s’appuyer sur d’éventuels talents, des centres d’intérêt. Souvent, les personnes se sentent très seuls, elles ont besoin d’un collectif. L’Adamant les aide à se structurer, à trouver un cadre, à retrouver des visages connus. On peut venir prendre un café, jouer aux dominos …
Les professionnels ne portent pas de blouse blanche, aucune maladie n’est nommée …
Justement, les soignants ou patients n’ont pas de signe distinctif qui permette de les désigner dans telle ou autre case. Cela raconte que s’il y a une frontière entre les gens „normaux“ et ceux qui ne le sont pas, elle est floue, poreuse.
Le tournage était-il éprouvant pour vous?
Non. Quand on fait un film, on rencontre mille et une difficultés. Le tournage a été passionnant, enrichissant. J’ai rencontré des personnes étonnantes, attachantes. Humainement, très riches.
Comment les personnes ont-elles réagi à la caméra et à votre présence?
La présence d’une caméra change toujours un peu les comportements. Certains surjouent, ce n’est pas propre à la psychiatrie. Cela n’est pas arrivé. En tout cas, moi, je demande aux personnes que je filme de jouer le jeu. Je viens recueillir ce qu’elles me donnent. Je ne viens pas avec un programme ou des idées toutes faites. Le film va s’inventer dans la relation avec les gens, jour après jour. Mon travail consiste à faire en sorte que les personnes que je souhaite filmer aient envie de jouer avec moi, de me donner quelque chose. Je ne suis pas celui qui arrache ou qui distribue la parole. C’est moi qui recueille les mots de ceux qui ont envie de me donner quelque chose. Marc me dit : „J’aime particulièrement une chanson, vous voulez que je la joue ?“ Il a pris sa guitare et a offert „Personne n’est parfait“ d’Axel Bauer. Cela s’est passé d’une manière spontanée, naturelle. Tout est prétexte sur l’Adamant. Ce n’est pas une fin en soi. On ne fait pas un atelier de dessin pour en faire des artistes ni pour les occuper. L’atelier est un prétexte comme un autre pour aider les gens à renouer un lien avec le monde. C’est la philosophie de l’endroit.
,La‘ réalité n’existe pas. C’est ma réalité. C’est mon regard. Vous mettez un autre cinéaste, il fera un film complètement différent.
Vous réalisez uniquement des documentaires. Pourquoi ne vous lancez-vous pas dans la fiction?
Le documentaire, c’est de la fiction. On a longtemps dit, ce n’est pas du cinéma puisque c’est la réalité. „La“ réalité n’existe pas. C’est ma réalité. C’est mon regard. Vous mettez un autre cinéaste, il fera un film complètement différent. C’est toujours un regard complètement subjectif, partiel, partial, assumé comme tel. On n’est pas dans une copie de la réalité, c’est tout le contraire. On est déjà un peu du côté de la fiction.
* „Sur l’Adamant“ est le premier volet d’un triptyque. Le deuxième, dont le tournage est en partie terminé, sera fait de conversations entre des patients et des soignants à l’hôpital. La troisième partie suivra des infirmiers de l’Adamant qui font des visites à domicile.
Sur l’Adamant
Documentaire de Nicolas Philibert, en salles depuis le 31 mai
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