Depuis trois ans, Irène Portas Vázquez balade sans entrave son accent galicien et sa Golf 2 de part et d’autre de la frontière franco-luxembourgeoise qui coupe en deux le bassin minier transfrontalier. Séparés par cette ligne, les villes vont par pair: Dudelange – Volmerange, Rumelange – Ottange, Esch – Audun, Belvaux – Redange, Differdange – Hussigny, Saulnes – Lasauvage, Rodange – Longlaville. Cet après-midi-là, elle a rendez-vous avec Catherine Gonçalves, adjointe au maire de Saulnes. Cette férue d’histoire est impatiente d’apporter de nouvelles billes au travail de doctorat que conduit Irene Portas Vázquez au sein du „Luxembourg Centre for Contemporary and Digital History“ (C²DH) de l’université du Luxembourg. Le dimanche précédent, deux personnes âgées qui ne se connaissent pas ont affirmé que la plupart des gens qui faisaient de la contrebande à Saulnes en passant par les forêts du côté de Hussigny ou de Rodange emmenaient du sel avec eux pour l’échanger au Luxembourg, où il était une denrée rare.
Certes, l’anecdote, possiblement, ne concerne pas la période de l’entre-deux-guerres sur laquelle Irène Portas Vázquez a décidé de porter son attention et durant laquelle le trafic de tabac domine. Elle a peu de chance de finir dans le travail de thèse qu’elle est en train de rédiger. Néanmoins, les discussions avec les autochtones et les passionnés qu’elle rencontre au cours de ses pérégrinations transfrontalières l’aident à s’immerger dans le passé, à se poser les bonnes questions.
„Voir l’histoire d’en bas“
Catherine Gonçalves a par contre des informations bien plus directement exploitables, tirées des archives de l’état civil dont elle a la charge. L’anthropologue lui a fourni plusieurs noms de personnes de Saulnes qui l’intéressent particulièrement parmi les centaines de noms qu’elle a relevés dans un précieux document conservé au Musée de l’histoire des douanes de Bordeaux, à un registre des événements de la brigade de douane locale. On y trouve les identités des personnes surprises en pleine contrebande, les quantités de matériel qu’elles transportaient et parfois des informations complémentaires qui permettent d’étoffer la vie de ces gens ordinaires ou des bandits qui n’ont pas respecté la loi en ces zones limites où l’on mesure la force de l’État.
Il n’est pas rare que Catherine Gonçalves voie des descendants de Saulnois, venus de loin, pleurer quand ils découvrent ces fiches où peuvent figurer une photo de leur ancêtre. Avec les quelques chercheurs de l’université du Luxembourg comme Irène Portas Vázquez qui la consultent, c’est un autre genre d’émotions que les rencontres charrient, c’est la joie de la découverte et du partage, la possibilité de mettre un nom sur un visage, mais aussi les discussions que provoquent les informations concernant l’origine, la résidence et la famille d’un individu.
C’est d’autant plus précieux pour l’histoire que pratique cette ancienne étudiante en anthropologie culturelle à Utrecht: la microhistoire. „C’est voir l’histoire d’en bas, au contraire de la microhistoire où l’on se base sur des mouvements larges“, explique la chercheuse. „Ici, on regarde la vie de quelques-uns que l’on suit.“ Il faut en effet trouver des documents suffisamment fournis pour accéder à la „thick description“ prônée par l’anthropologue Clifford Geertz, en 1973. Même si l’Alltagsgeschichte, histoire du quotidien sinon de la banalité, est pour l’anthropologue l’école historique la plus attirante, Irène Portas Vázquez ne peut renoncer à l’événement pour l’abondance de sources écrites qu’il produit.
Bavard coup de filet
La doctorante constate que la contrebande est surtout une réalité locale, le fait principalement de la classe ouvrière. On voit dans les archives des fluctuations, en fonction du zèle des douaniers, mais aussi de la situation économique. A partir de 1931, les enfants et femmes sont ainsi surreprésentés. La contrebande est alors une activité connexe comme les autres, pour compenser la faiblesse des revenus. A côté des petits contrebandiers, à pied – des pacotilleurs, comme les appellent les douaniers – il y a les vrais contrebandiers, ceux qui font passer plus de cinq kilos de marchandise. Ils sont plus rares, comme les voitures qu’ils pilotent pour passer la frontière là où elle semble la moins surveillée.
La chercheuse espère encore trouver dans les archives lorraines des interviews de contrebandiers pris sur le fait. Côté luxembourgeois, à l’inverse, elle a mis la main sur peu de cas de contrebande. Dans le musée des Douanes et Accises à Esch, elle a trouvé des correspondances et des manuels à l’usage des douaniers. Mais son hypothèse est qu’au Luxembourg, beaucoup de produits étaient beaucoup moins taxés qu’à l’étranger et que l’administration était trop faible pour réussir à suivre le mouvement. C’est par contre au départ du territoire luxembourgeois, au départ de l’Ellergronn à Esch, qu’elle réfléchit à une seconde manière de jouer avec les frontières qu’est la clandestinité politique. Dans ces mines connectées en sous-sol à Audun en France, il y avait des cellules communistes italiennes qui en portaient le nom. C’est certainement en partie par ces boyaux et majoritairement à travers les forêts, que s’opéraient la contrebande d’idées et de journaux.
Les communistes, qui voulaient substituer une opposition de classe aux oppositions nationales, étaient postés en un lieu symbolique pour contourner l’Etat-nation. Le dimanche, ils se réunissaient en forêt, souvent dans des creux créés par des effondrements de galerie, pour préparer la lutte contre le fascisme ou pour partager une vision communiste du monde. Beaucoup d’entre eux venaient également d’Audun-le-Tiche et de Villerupt. Il ne fallait pas être identifié ni entendu. Des membres montaient la garde à distance et prévenaient de l’arrivée des forces de police. Ces dernières, emmenées par le redoutable commissaire d’Esch Nicolas Reis, voyaient Esch comme le refuge des indésirables politiques et la menace communiste comme le prétexte pour nationaliser la police et ne plus dépendre de la couleur politique du bourgmestre.
C’est un large coup de filet des forces de l’ordre qui permet de connaître ce réseau clandestin. Les Archives nationales disposent d’un épais dossier d’archives décrivant l’expulsion d’une cinquantaine de communistes italiens. Les historiens le connaissent bien. Mais l’approche microhistorique permet d’en extraire de nouvelles richesses, de se faire par exemple une idée d’une procédure d’expulsion et de ce qu’elle signifiait en termes de traumatisme pour les familles. A côté des réunions dans la forêt, c’est aussi un enterrement politique qu’elle ausculte. Cela lui permet à partir des frontières d’évoquer aussi le travail dans les mines. Dans la recherche, les frontières sont faites pour être franchies.
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