Virginia Woolf déclara un jour qu’en décembre 1910, quelque chose dans la nature humaine avait changé. Elle ne s’en sera jamais vraiment expliquée, mais l’exposition „Chronorama: trésors photographiques du 20e siècle“, visible au Palazzo Grassi de Venise jusqu’au 7 janvier 2024, apporte des réponses (morales et technologiques). A travers 407 photos s’étalant de 1910 à 1979, sélectionnées dans la collection de la maison Condé Nast, elle montre l’évolution du monde occidental, et plus précisément américain, dans une logique chronologique où de premiers éléments qui apparaissent dans une décennie se retrouvent régulièrement dans la suivante pour ensuite être remplacées dans la prochaine ou se fondre dans le décor. C’est „à la fois le temps qui (dé)file, et les images qui en restent“ qu’on nous propose de voir.
Le Palazzo Grassi, où se déploie l’exposition, comme le fonds de photo de maison d’édition de Vogue et Vanity Fair notamment, appartiennent à la Pinault Collection, du nom du milliardaire français capable de dépenser jusqu’à 100 millions d’euros par an en œuvres d’art. Le premier, un magnifique palais de 3.000 m2, fut acheté en 2005 pour 30 millions d’euros. Le second est une acquisition de 2021.
De Huxley à Cohen
L’exposition Chronorama fait, à raison, dans la simplicité, en suivant un ordre chronologique proposant un florilège de photos qui rend justice aux différents genres de la collection, qu’il s’agisse de portraits de stars, de photos de mode, de reportages ou de photos d’architecture. On y observe les changements de goût en matière de vêtement, d’architecture ou de décoration. On suit également les évolutions artistiques, des folles années 20 aux années 70 de la contre-culture, de Aldous Huxley à Leonard Cohen.
Dans chacune des vingt salles réparties sur deux niveaux, les clichés sont disposés sur les quatre parois, en mélangeant les genres, de sorte que le visiteur puisse obtenir une vision à 360° du monde tel qu’il est représenté sur les photos. C’est ainsi la complexité d’un monde – et non du monde –, qui est représenté à destination des lecteurs réels ou fantasmés de la revue.
Un premier étonnement réside dans la grande qualité des tirages, pour des photos destinées à une publication dans un magazine. Ce sont d’ailleurs des tirages originels qui sont montrés. Quand Condé Nast rachète Vogue en 1909, les archives de la maison sont surtout composées d’illustrations que leurs auteurs conçoivent comme des œuvres d’art et signent. L’investisseur entend donner un statut similaire aux photos. La revue passe commande à des artistes qui y répondent sans renoncer à leurs aspirations esthétiques.
„Le journalisme est-il un art? Bien sûr, et chaque page de ce livre apporte à cette question une réponse sans appel. Mais les images de magazine font un pas de côté, par rapport à l’art, et c’est pourquoi elles me semblent si courageuses“, écrit d’ailleurs Anna Wintour, directrice éditoriale mondiale de Vogue, dans la lourde publication qui accompagne l’exposition.
Jeux d’échelles
Pour autant, la quasi-totalité des photos présentées sont des poses contrôlées. Et ce n’est qu’une représentation du monde, occidental, et une représentation bourgeoise du monde, d’où les problèmes sociaux sont quasiment absents. Seule la Deuxième Guerre mondiale contraint le magazine à montrer des images de désolation. C’est l’occasion de suivre Lee Miller, devenue reporter, qui montre le quotidien de la guerre sans héroïsation déplacée, en photographiant par exemple le procès expéditif d’une Française tondue pour avoir prétendument flirté avec l’ennemi, en prenant soin de photographier aussi son bourreau. On retrouve aussi Robert Doisneau qui surprend de jeunes résistants avec un prêtre sur le boulevard Saint-Michel à Paris en 1944. On y voit une remarquable photo par Cecil Beaton du général de Gaulle dans son bureau de Londres, loin derrière son bureau et à côté d’une carte de la France presque scolaire à ses côtés et une statue équestre, avec un jeu de lumière qui rend le personnage humain.
Ce dernier cliché fait écho dans son jeu d’échelles avec la photo que Henri Doisneau fait d’une Coco Chanel maintenue à bonne distance, descendant les grands escaliers de son quartier général rendu dans tout son décorum. Un texte à l’arrière de la photo suggère qu’il s’agit d’un hommage au „Nu descendant l’escalier“ réalisé par Marcel Duchamp en 1912.
Quand l’exposition invite à une introspection sur le siècle dernier, c’est sur les représentations des afrodescendants plutôt que du monde social. Ainsi, dans les années 50, les personnes de couleur sont quasi inexistantes. La situation s’améliore par la suite avec les années 60 et encore les années 70, qualifiée „d’ère du glamour rutilant, de la subversion, de l’hédonisme, de la sophistication et des réalités dystopiques brutales“, avec laquelle s’achève l’exposition. La magnifique photo de l’actrice et chanteuse Melba Moore en atteste. On n’est pas loin non plus de l’érotisme dont on nous dit qu’il devient alors „un aspect essentiel de l’attrait exercé par la mode et la beauté“, ce qui pose question.
Portrait d’une pionnière
Une photo courageuse, pour le modèle et pour l’auteur, est sans aucun doute une des premières de l’exposition. Elle est inédite et aurait pu devenir iconique. Prise en 1911, elle représente la Dr Mary Walker. Cette médecin et chirurgienne américaine est alors âgées de 79 ans et a un riche passé de militante derrière elle. Née de parents fondateurs d’une école primaire gratuite, elle est tour à tour féministe, abolitionniste, prohibitionniste, prisonnière de guerre. Elle fut la seule femme chirurgienne durant la guerre de Sécession, puis s’est engagée dans un précoce mouvement américain pour le droit des femmes. La photo est riche en symboles du fait qu’elle porte un pantalon, habit qu’elle aurait porté lors de son mariage. Elle répondait à ceux qui mettaient en doute sa féminité: „Je ne porte pas des vêtements d’homme. Je porte mes vêtements.“
Sur les près de 185 photographes représentés dans l’exposition, il y a de nombreux noms prestigieux. Edward Steichen, avec Irving Penn, William Klein ou encore George Hoyningen-Huene, fait partie des mieux représentés. Notamment à travers une quinzaine de portraits dans lesquels on repère assez aisément sa touche (dont ceux de Fanny Brice, Winifred Lenihan et Winston Churchill, pour ne citer qu’eux).
„De nos jours, la photographie semble parachever un processus d’ultradémocratisation qui la rend à la fois accessible, immédiate, gratuite, facilement diffusable, et où la connivence entre l’image et son spectateur est totale“, écrit le curateur de l’exposition Mathieu Humery. „L’exposition permet de faire revivre une sorte d’âge d’or de l’art photographique. „Chronorama, à l’heure où des millions d’images sont produites chaque minute, instantanément partagées sur les réseaux, revêt une importance certaine dans son rôle de transmission.“
Par contre, et c’eût été tout aussi pédagogique, l’exposition passe à côté d’une réflexion plus approfondie sur l’accès à la représentation, que ce soit comme modèle ou comme auteur de la photo. Si le 20e siècle est le siècle de l’image après un 19e siècle qui était celui de l’écrit, ce sont d’abord les élites qui se sont appropriées ces deux outils pour décrire (et imposer) leur monde. La population a mis du temps pour les acquérir à son tour et développer de contre-représentations, auxquels les visiteurs de Chronorama n’ont pas accès.
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