17/04/23
D’émouvants concerts retentissent depuis des semaines, partout en France, chaque fois que le président de la République met le nez dehors, ou un ou une de ses ministres. Il y avait jadis l’entartage, puis l’enfarinage, voici revenu le temps de la casserolade. La casserole, c’est l’arme des muselés. De ceux et celles qui, face au rouleau compresseur de l’État qui écrase tous les recours, puisent dans l’intime de leurs cuisines l’instrument du refus. Un refus populaire. Il vient de loin. Vides sont les casseroles, et retournées. Le symbole est fort. C’est le dernier droit quand tous les autres ont été bafoués.
Lorsque la casserolade politique est née, lors de la Monarchie de Juillet, donc dans les années 1830, la France ne comptait que 200.000 électeurs. La casserole était alors le bulletin de vote des millions de sans-voix. Depuis, le droit de vote est devenu, après d’âpres luttes, universel. Dès la révolution de 1848, pour les hommes. Les femmes, elles, ont dû attendre presqu’un siècle avant de pouvoir se rendre devant une urne. On veut l’oublier. On se veut la patrie des droits de l’homme, de l’égalité inscrite dans la devise, mais ce n’est qu’en 1946 que la première femme a pu pousser le rideau d’un isoloir.
La démocratie est bien plus lente que l’autocratie. Bien plus fragile. Et bien plus contournable. Je l’ai vécu en direct. Un projet de loi refusé par les trois quarts de la population, chahuté par des millions de manifestants, mis en minorité à l’Assemblé nationale, est devenu, sans vote, une loi en France. Par une astuce de la Constitution qui permet de court-circuiter le processus démocratique. La Constitution qui devrait être le garant de la souveraineté du peuple. La voilà qui sert l’autocratie. La voilà qui dit à ses citoyens que leur bulletin de vote ne vaut plus rien. C’est contre cela que s’élève aujourd’hui le concert des casseroles. On n’a pas choisi de ramasser des pavés, pour le moment. Pas encore.
25/04/23
Le 25 avril, c’est ma fête nationale italienne. Pas le 2 juin. C’est le 25 avril 1945 qu’a été défait le fascisme en Italie. Ce jour-là, la ville de Milan est redevenue libre. Bologne avait été libérée le 22, Gênes le 23, Venise le sera le 27. Mussolini et les nazis en étaient chassés. Par les partisans, avant l’arrivée des alliés. Par l’insurrection. Par la grève générale à laquelle avait appelé le Comité national de libération „contre l’occupation allemande, contre la guerre fasciste“. Les troupes américaines ne sont arrivées que le 1er mai.
Il faut le rappeler aujourd’hui, car le fascisme est de nouveau rampant en Italie. Les insurgés des grandes villes du Nord de l’Italie rêvaient d’autre chose. Voilà pourquoi le 22 avril 1946 ils ont décrété que „la célébration de la totale libération du territoire d’Italie, le 25 avril, est déclaré fête nationale“. Les partisans avaient les armes à la main. Ils entendaient façonner l’Italie du futur. Ils n’étaient pas prêts à simplement revenir à l’avant-fascisme. À simplement refermer une parenthèse cruelle. Ils avaient soif d’avenir.
La monarchie a certes été balayée, mais la réaction ne s’est pas fait attendre. Sous le bouclier des „libérateurs“ américains, et de l’Union soviétique stalinienne qui avait enjoint aux communistes du PCI, comme d’ailleurs à ceux de toute l’Europe occidentale, de ne pas aller trop loin. De respecter le partage de l’Europe issu de Yalta. Camp socialiste d’un côté, camp capitaliste de l’autre. Pas de révolution donc, ni en Italie ni ailleurs. Et vive la République.
Cette phrase célèbre, en juin 1946, de Palmiro Togliatti, le leader communiste, revenu de son exil à Moscou, donnait le ton: „Nous avions un seul but: celui de faire la République. Nous l’avons atteint et notre programme est réalisé.“ Voilà à quoi se réduisait le programme des communistes à la fin de guerre. Et pour couronner le tout, les partisans ont dû rendre les armes. L’ordre capitaliste avait un boulevard devant lui.
Mais il y avait encore des symboles à balayer. Une fête nationale célébrant le 25 avril la victoire des partisans hérissait les nouveaux dirigeants. Il fallait donc la remplacer par une autre. C’est ainsi que s’est imposé le 2 juin. En 1948. Pour fêter quoi. Mais le référendum qui, le 2 juin 1946, avait fait de l’Italie une république et avait ancré le pays dans le camp du capitalisme. La guerre froide pouvait commencer. Avec une Italie sous la botte des États-Unis. Grâce au coup de pouce des communistes qui, une fois la république installée, ont été virés du gouvernement.
Cela dit, aucune fête nationale n’est ma tasse de thé. Parce que toute fête nationale est une fête contre l’autre. Si, cependant, ma préférence va, pour l’Italie, au 25 avril, c’est parce que la lutte contre l’oppression est universelle. Au Portugal, on l’a redit un 25 avril 1975, quand la „Révolution des œillets“ a chassé la dictature.
30/04/23
J’ai jeté un regard sur l’horloge de l’Apocalypse. Celle qu’on appelle aussi Horloge de la fin du monde. Doom’s Day Clock, dit-on en anglais. C’est l’appellation d’origine, parce que c’est à Chicago que le concept est né, à l’université. Sur cette horloge la fin du monde arrive à minuit. En 1947, au moment de sa création, il était 23h53, c’est-à-dire qu’il manquait sept minutes avant l’apocalypse. Il faut dire qu’Hiroshima et Nagasaki étaient passés par là. Désormais le monde pouvait être détruit à grande échelle par la bombe atomique. Deux ans plus tard l’aiguille avance dangereusement et s’arrête à 23h47. L’Union soviétique venait de réaliser avec succès des tests autour de la bombe H.
Ce seront désormais les fluctuations autour de l’arme nucléaire qui feront monter et baisser la tension. Quand, en 1963, l’URSS et les USA signent un „Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires“, l’horloge marque son meilleur temps: 22h48. L’humanité est alors à douze minutes de sa disparition. Mais en 1968, l’arme nucléaire se trouve également entre les mains de la France et de la Chine, et l’aiguille avance de nouveau pour s’arrêter à 23h53.
Le Yo-Yo va ainsi tenir en haleine le monde, sans qu’on s’en soucie vraiment. Puisque rien de fatal n’est arrivé, on a fini par rendre obsolète l’horloge, par l’oublier. Mais son tic-tac est là. Telle une bombe à retardement. Telle une Cassandre des temps modernes. Et aujourd’hui, elle devrait nous donner des frissons. Car depuis le 1er janvier 2023 elle indique qu’il est 23 heures 58 minutes et 30 secondes. Il ne manque plus que quatre-vingt-dix secondes avant la fin … Et les sources de la destruction se sont diversifiées. La menace de la guerre nucléaire est certes là, de plus belle, mais la fin peut arriver autrement, par le changement climatique, par exemple, ou une pandémie. L’horloge, bien entendu, n’est qu’un mesureur parmi d’autres de nos angoisses. Un thermomètre plongé dans les maladies du monde. N’empêche, la fragilité des choses est désormais à l’ordre du jour. Je sens que la descente vers l’irréversible a commencé.
03/05/23
Il y a la guerre en Ukraine, elle sévit depuis plus de quatorze mois, et, étrangement, personne, parmi les belligérants, ne parle de paix. Ni les Ukrainiens et leurs soutiens, ni la Russie. C’est un mot qu’on a oublié. Non qu’une paix soit possible dans l’immédiat, après tout il y a eu agression russe, et il y a combat légitime contre cette agression. Mais elle pourrait au moins être sur nos lèvres, la paix. Nous pourrions la murmurer. Nous pourrions chuchoter qu’il faut ouvrir une petite porte, une minuscule fenêtre, une infime lucarne par laquelle la paix puisse se faufiler. Le souffler à nos dirigeants qui ne misent pas un seul dollar sur elle.
Ils financent la guerre. Alors qu’ils savent qu’elle n’est pas gagnable. Ni par les Ukrainiens ni par la Russie. Et ils savent aussi que cette guerre-là n’est que le prélude à quelque chose de plus grand, de plus terrible, puisque la ligne de front en Ukraine est la nouvelle ligne de partage du monde, et que partout on se réarme. Rien que pour cela, il faudrait arrêter de souffler sur les braises. On ne peut, bien entendu, pas non plus accepter que Vladimir Poutine arrache à l’Ukraine une partie de son territoire. Mais les canons pourraient se taire un instant, ne plus semer la mort, donner une chance à de fragiles pourparlers. Avant qu’il ne soit trop tard. Je dis cela, et je sens qu’il est déjà trop tard.
Sur l’auteur
Jean Portante est écrivain. Toutes les deux semaines, il publie ici des extraits de son journal intime commentant l’actualité avec un regard lucide et acerbe.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können