C’est par une exposition et une publication rétrospective que la Kulturfabrik célèbre la fin d’une expérience qui, au Luxembourg, ne pouvait sans doute qu’être eschoise pour atteindre de telles proportions. Car pour mettre en place le projet „Kufa’s Urban Art Esch“ et procéder à la réalisation d’une quarantaine d’œuvres, il fallait disposer d’une ville dans laquelle l’espace public est considéré et perçu comme ouvert au plus grand nombre et d’une institution culturelle qui mise sur l’horizontalité que requiert l’art urbain.
Dans la plus intéressante contribution de l’ouvrage „Traces“ présentée jeudi soir, Georg Barringshaus, curateur indépendant de Cologne où il est directeur artistique du „CityLeaks Urban Art Festival“, rappelle que l’art dans la ville est „un moyen d’évaluer la qualité de l’espace public et un moyen de modifier, de critiquer, d’améliorer ou de contredire le statu quo qui y préside.“ Il y définit l’art urbain comme „une forme d’art interventionniste et spatial qui pirate la ville“. „Les espaces urbains, les situations et les infrastructures qui pourraient être absurdes, menaçants, vides ou dépourvus de sens et de vie à première vue sont chargés de manière créative d’une nouvelle sémantique“, écrit-il. „Ses qualités en matière de placemaking (réappropriation de l’espace public par le citoyen), son pouvoir intrinsèque de renforcer la relation entre les gens et leur environnement urbain, et ses effets sur la construction d’une identité illustrent l’importance de l’art urbain en tant qu’indicateur et catalyseur d’une vie urbaine partagée et d’une ville ouverte.“
Projets participatifs
Avant de mettre en œuvre tout ce potentiel, le projet d’art urbain de la Kulturfabrik est né de la prosaïque volonté d’embellir les anciens abattoirs qu’elle occupe et de la rencontre avec l’asbl. Art Square à la recherche de projets d’art urbains à mener. Ainsi, en 2014, l’aventure a commencé par la végétalisation de la cour et un ravalement des façades qui a notamment permis de rendre un hommage pariétal à Thierry van Werverke et aux pionniers Roger Manderscheid et Pol Greisch. En 2015, le projet avait déjà fait une escapade à Villerupt dans le cadre du partenariat existant avec le festival du film italien – c’est au „Kufa’s Urban Art Esch“, que les visiteurs du festival doivent par exemple d’être salués par une fresque représentant l’acteur Roberto Benigni, réalisée par l’Eschois Raphaël Gindt, un habitué du projet.
A partir de 2016, la Kulturfabrik a quitté régulièrement ses bases pour des créations dans la ville d’Esch, mais aussi pour répondre aux demandes émanant du reste du pays (Wiltz pour commencer) et de partenaires de la Grande Région. „C’est un outil très fort dans la dynamisation d’une ville, la revalorisation de ses espaces, travailler avec la communauté locale, sensibiliser avec l’art à la réflexion sur l’urbanisation et l’espace public“, avance Maëlle Lepetit, directrice de projets sur le départ, pour expliquer ce succès. Pour la seule année 2017, la plus prolifique, 22 projets furent conduits dans quatre pays. La coordination demandait trop de personnel. Et c’est par un financement européen que la Kufa entendait pérenniser l’affaire. Elle ne l’a pas obtenu et a alors décidé de réduire la voilure en se repliant sur Esch-sur-Alzette.
L’objectif est alors „de préparer avec rigueur l’année culturelle, de dynamiser la ville, de changer son image, toujours victime de préjugés dans le pays, de faire éclater le centre-ville et de valoriser les différents quartiers et les espaces oubliés“, lit-on dans l’introduction du livre qui fait l’histoire du projet. L’équipe en profite pour expérimenter de nouvelles formes d’art urbain. „On est partis des fresques murales, puis on a voulu aller plus loin dans l’art utile, dans les installations urbaines et le mobilier urbain, et montrer comment l’art peut prendre différentes formes, peut exploiter différents mediums pour être visible dans l’espace public“, explique Maëlle Lepetit. C’est ainsi que la gare d’Esch a connu trois projets d’ornementation, dont celui de Jaune (photo ci-dessous).
Les projets auront été menés en respectant un double équilibre, d’une part entre artistes locaux et artistes internationaux, et d’autre part un équilibre de genre. Le souci de la parité a d’ailleurs conduit les organisateurs à pousser des artistes femmes à s’essayer à cet art pariétal du XXIe siècle. Avec le temps, la Kufa a mis en place des „urban talks“ pour intégrer les habitants et leurs attentes dans les projets artistiques qui concernaient leur quartier de vie. La dernière œuvre du projet, une fresque réalisée à Lallange au printemps 2022, dans le cadre du projet d’histoire publique de l’université du Luxembourg ArtistEsch, aura poussé le concept jusqu’au bout, en appelant aux souvenirs puis aux votes des habitants pour dessiner la fresque qui y serait déposée. Elle aura été l’unique fresque réalisée en 2022.
Focus sur les résidences
Les raisons de la fin du projet ne résident pas dans la raréfaction pourtant réelle des murs publics à disposition, tandis que même à Esch, il est difficile de réunir les autorisations pour peindre sur des murs privés. La cause est à voir dans le redéploiement stratégique opéré par la Kulturfabrik à la faveur de la pandémie. „On ne peut pas tout faire. Pour l’instant, nous misons beaucoup sur les résidences artistiques, de recherche, d’expérimentation, des résidences littéraires, de théâtre, de musique. Cela va avec la nouvelle stratégie de la Kulturfabrik que l’on a développée“, avance le directeur des lieux, René Penning, pour expliquer l’abandon de l’art urbain dans les activités de la Kufa. „On a remis la création intramuros au cœur de la Kulturfabrik. Une nouvelle époque commence.“ Cela ne signifie pas pour autant une coupure des liens entretenus avec la population à travers l’art urbain. Les résidences offrent, elles aussi, de nombreuses possibilités d’interaction.
Ce n’est pas non plus la fin du projet d’art urbain, qui explique le départ de Maëlle Lepetit qui a coordonné le projet pendant cinq ans. Elle retourne dans sa Bretagne natale pour se lancer dans un projet agriculturel. Elle en part avec le regret que l’art urbain n’ait pas plus se faire davantage avec des artistes étudiants, faute d’écoles d’art et faute de jeunes artistes. En embrassant le métier d’artiste, les jeunes pourraient pourtant avoir „une voix pour participer aux changements de leur pays“, pense-t-elle. „Ils ne doivent pas se reposer sur les politiques, sur les professeurs, mais comprendre que chacun peut à son échelle trouver du soutien local.“ Un message à écrire sur les murs.
Infos
Exposition à la Kulturfabrik jusqu’au 29 avril (du lundi au samedi de 17 à 20 h et le dimanche de 14 à 17 h). Le livre „Traces“, illustré de nombreuses photos d’expositions d’Emile Hengen et John Oesch, est en vente au prix de 25 euros.
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