La scénariste Sol Cifuentes et l’illustratrice Angie Cornejo se sont rencontrées au travail, dans une entreprise d’animation de leur pays natal, l’Argentine. Puis, la première a traversé l’océan pour s’installer en France, en 2014. C’est là que lors de retrouvailles, elles ont cultivé ensemble leur amour de la bande dessinée en éclusant les librairies parisiennes spécialisées. Mais c’est là aussi que la scénariste a fait l’expérience de migrante, des barrières linguistiques qui tout à coup se dressent dans son quotidien et empêchent de s’exprimer pleinement. „C’est un sujet qui me traverse“, confie-t-elle. „Mon parcours de professeure est beaucoup lié à la langue et, lors de ma première migration, en France, je sentais que l’image qu’on avait de moi était simplifiée, réduite, parce que je ne pouvais pas bien m’exprimer. Maintenant à Barcelone, c’est différent, il y a d’autres difficultés qui ne sont pas linguistiques. On reste toujours des migrantes.“
C’est donc en France qu’a éclos l’idée de réaliser un roman graphique, une fiction donc, au départ de cette expérience, en y ajoutant celle d’autres femmes ayant immigré en France. Elles ont, pour le faire, obtenu une bourse baptisée „Odyssée“, offerte par l’association française des centres culturels de rencontre à des artistes étrangers. Le projet „Extrañas, extranjeras y extraviadas“ fut ainsi développé lors d’une résidence en 2019 à „La cité du mot“ à La Charité-sur-Loire. Et c’est pour ce même projet qu’elles ont fait une résidence à l’abbaye de Neimënster en 2020. De ce dernier passage est né l’idée de transposer leur travail au Luxembourg, dans le cadre d’une résidence d’action culturelle – ce type de résidence qui pose „une forte exigence en termes de lien avec le public visé, et d’autre part, un ancrage fort dans le tissu local puisqu’il s’agit avant tout de résidences qui lient un lieu, un.e ou plusieurs artistes et un public cible autour d’un projet commun“, comme le rappelle l’abbaye de Neimënster dans son communiqué de presse.
Un „safe space“ pour se raconter
Baptisé „Faire société en bande dessinée“, le projet luxembourgeois s’est déroulé sous des modalités toutefois différentes de celui réalisé en France. Tandis que les deux complices avaient jadis elles-mêmes recueilli les témoignages, notamment par l’entremise originale du dessin, qui constituaient la trame de leur roman, cette fois, elles s’en sont remises au travail de Vanessa Buffone. Cette organisatrice d’ateliers d’écriture, qui a déjà accompagné de nombreux réfugiés dans l’écriture autobiographique dans le cadre du projet „within“, a accompagné neuf migrantes dans la rédaction de récits autobiographiques, qui ont servi de matière première à l’illustratrice et à la scénariste argentines. „C’était un espace de partage très intéressant. On ressent dans ces textes, qu’ils ont été écrits dans un atelier de partage, dans un ‚safe space’, tant il en ressortent d’éléments intimes“, observe Sol Cifuentes.
On aurait pu recouper les histoires et en recréer une au lieu de neuf différentes. Dans ce cas-là, on respectait beaucoup moins le récit de chacune des migrantes. On sentait une responsabilité parce qu’elles s’étaient ouvertes pour écrire leur texte.
Avec Angie Cornejo, elles sont intervenues en aval, à l’occasion d’une résidence de deux mois à Neimënster au printemps 2022, pour adapter ces histoires sous forme de bandes dessinées. La fragilité de ces témoignages a fait qu’elles ont consacré une bande dessinée par histoire. „On aurait pu recouper les histoires et en recréer une au lieu de neuf différentes. Dans ce cas-là, on respectait beaucoup moins le récit de chacune des migrantes. On sentait une responsabilité parce qu’elles s’étaient ouvertes pour écrire leur texte.“
Néanmoins, les histoires devaient être courtes, ne pas dépasser huit pages. Elles l’ont pris comme une „contrainte créatrice“, ont identifié les thématiques de chacun des textes et retenu les émotions qui les traversaient. Il a fallu enlever des éléments pour que ça puisse fonctionner. „Dans certains cas, j’ai pris les éléments principaux du texte. Dans d’autres, plus métaphoriques, et donc moins visuels, on a ajouté des éléments fictionnels“, explique la scénariste. Les ellipses fonctionnent très bien, et même quand dans un exemple l’histoire semble trop condensée, le dessin sauve facilement les meubles. Minimaliste, très coloré et aux contours ronds, le dessin rappelle notamment Marjane Satrapi et son Persépolis. On y voit un même plaisir à jouer avec les structures de narration de la BD, de manière très convaincante.
Retour à la case départ
Parmi les plus histoires les plus prenantes, il y a celle de Tatiana, jeune femme de 25 ans qui a fui son pays dans lequel „tout est planifié et décidé pour nous bien avant qu’on chemine dans ce monde“, et qui paradoxalement s’est retrouvée dans une situation similaire qu’elle ne s’attendait pas à rencontrer dans son pays d’accueil. „Me voilà, 25 ans plus tard, luttant toujours pour prouver que ma vie n’appartient qu’à moi.“ Pour quelle raison? Elle a d’abord mené la vie d’étudiante, courant bibliothèques et conférences, manifestement avide de savoirs. Diplôme en poche, elle pensait se consacrer à l’écriture. Mais elle a surtout dû, en un temps record, trouver un moyen de renouveler son permis de séjour. La démarche auprès de l’ADEM était trop longue, son solde ne lui permettait pas de financer de nouvelles études. Alors, sa seule chance était de se marier. Elle avait certes un fiancé, mais elle avait pensé qu’elle aurait la liberté de choisir le moment de l’épouser.
„Le texte était très dur, mais on l’a rendu un peu plus léger“, raconte Angie Cornejo, qui pose un regard solaire sur ces histoires comme sur les bâtiments de la ville qui l’inspirent. Dans la phrase de conclusion, tirée des récits autobiographiques que la scénariste et l’illustratrice sélectionnent pour orner la quatrième de couverture, ce sont néanmoins ces mots d’Olga qu’elles ont choisis pour clore cette histoire nommée Vainqueur(e), vaincu(e): „J’aurai bientôt mes papiers. Je pourrai rêver, voyager et aller dans mes bibliothèques préférées sans qu’on me demande une preuve quelconque. Cependant, il y aura toujours cette petite voix dans ma tête pour me rappeler: J’ai le droit de rester ici, pas pour moi-même, mais parce que je suis la femme de quelqu’un.“
Parmi ces récits dans lesquels le plurilinguisme est aussi bien chance qu’obstacle, on croise notamment le parcours de Darli, devenue artiste au foyer, elle qui voulait être peintre, mais qui a dû un temps laisser de côté ses rêves et se résoudre à rester à la maison pour élever ses enfants, parce que c’est le mari qui gagnait le plus. „C’est difficile que le contraire survienne“, commente Sol Cifuentes.
Dans les pas de Paula, on réfléchit à la question des origines et surtout aux questions qu’on pose en la matière incessamment à cette jeune femme arrivée au Luxembourg il y a quatre ans. Les autrices l’ont imaginée tirant dans une armoire à réparties les réponses possibles à cette sempiternelle question en fonction du contexte, de la durée de la discussion ou de l’interlocuteur/interlocutrice. Quand ce dernier ou cette dernière plaît, la réponse est: „C’est un peu long, tu as du temps pour une bière?“ C’est bien plus amical que l’expéditif „Je viens d’Andorre et d’un peu partout“ et cela démontre qu’une même question peut être vécue comme une discrimination ou une chance.
On croise aussi le désespoir d’une immigrée florentine qui, prenant son café tous les jours au même endroit bien connu de la Ville-Haute, ne parvient jamais à nouer le contact avec les autochtones, jusqu’à ce qu’elle rencontre Vanessa Buffone et son arbre à palabres dans la rue du Saint-Esprit. Et puis, il y a l’histoire tendre-amère d’une petite fille qui parle le luxembourgeois, mais n’en a pas encore la nationalité, et qui doit essayer de comprendre pourquoi elle ne peut pas aller en colonie en Suisse avec ses camarades de classe, du fait que ses parents ne sont pas européens. Ces deux dernières histoires, baptisées „Le spleen à Luxembourg“ et „Illusions fondues“, sont d’ailleurs traduites en luxembourgeois, du fait qu’elles se prêtent à des échanges avec des scolaires.
Si le Venezuela, le Portugal, le Brésil, l’Italie et l’Espagne apparaissent dans les récits, c’est la distance parcourue par la migrante plutôt que par le pays d’origine qui est indiquée automatiquement. „On ne voulait pas jouer avec les stéréotypes“, confie Sol Cifuentes.“ Il y a des pays qui sont connotés pour de mauvaises raisons.“
Face à la parole sexiste
Angie Cornejo cite comme autre et encore plus importante source d’inspiration que Marjane Satrapi, celle d’Alison Bechdel. On doit à cette autrice américaine, en plus de nombreux récits qui s’intéressent aux questions de genre et d’émancipation, la création d’un test auquel son nom est désormais associé. Pour écarter les films machistes, ce test définit trois critères qui rendent un film regardable pour une femme: il doit y avoir au moins deux femmes nommées par leur nom et prénom dans l’œuvre, elles doivent parler l’une à l’autre et le faire sur un sujet sans rapport avec un homme. Si, encore aujourd’hui, un peu moins de la moitié des films ne passent pas ce test, la série „Elles racontent“ le franchit au contraire haut la main.
Elle est une œuvre féminine et féministe. „Pas seulement pour l’intervention des femmes à tous les moments du processus“, explique Sol Cifuentes, „mais aussi pour la création d’un espace d’atelier accueillant pour les femmes qui a permis de faire ressortir des expériences qui racontent des choses importantes.“ „Mettre en valeur la parole de ces femmes migrantes pour en faire une bande dessinée semblait une nécessité face à la désinhibition récente de la parole sexiste, raciste et xénophobe“, écrit de manière plus revendicative encore le Centre culturel de rencontre Abbaye de Neumünster dans son communiqué de presse.
La bande dessinée ne jouit pas en Argentine du même prestige et du même lectorat qu’en Europe. Mais néanmoins, Angie Carnejo et Sol Cifuentes entendent bien faire bouger les choses. La première a remporté la deuxième édition d’un concours de bandes dessinées lancé par le ministère de la Culture de son pays, en présentant les premières planches de l’histoire d’une adolescente qui découvre son amour pour les femmes dans un petit village catholique du nord de l’Argentine. Avec Sol Cifuentes, elles rêvent de rappeler dans un roman graphique une histoire de résistance lesbienne à la dictature de Pinochet dans les années 90. „Elles racontent“ prouve en tout cas que le talent est là.
À lire et à voir
Le coffret contenant onze bandes dessinées (dont deux en luxembourgeois) sous forme de fascicules en papier rigide est édité à 200 exemplaires par l’abbaye de Neimënster. Il y est en vente au prix de 30 euros.
Mais on peut découvrir l’univers de cette bande dessinée et le parcours des migrantes sous la forme d’une exposition. Celle-ci se tient dans le cloître de l’abbaye de Neimënster jusqu’au 16 juin (accessible tous les jours de 10 à 18h). Le vernissage a lieu le mercredi 19 avril à 18 h 30.
À noter que le „Zentrum fir politesch Bildung“, le ministère la Famille, de l’Intégration et de la Grande Région, ainsi que La Ligue luxembourgeoise d’hygiène mentale ont aussi soutenu le projet.
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