Depuis 2015, le Musée d’art moderne Grand-Duc Jean (Mudam) est partenaire du Prix Bâloise Group, décerné chaque année à deux artistes présenté·e·s dans la section „Statements“ de la foire Art Basel. L’institution du Kirchberg reçoit chaque année à ce titre, en même que l’autre musée partenaire, une œuvre d’un·e de ces artistes primé·e·s. Avec Tourmaline, à travers le don de sa vidéo „Pollinator“, c’est une artiste majeure dans le domaine de la représentation qui fait son entrée dans la collection du musée au titre de l’édition 2022. Majeure pour ce qui est de la représentation des personnes noires transgenres dont elle bâtit une généalogie radieuse, comme pour les outils universels qu’elle met en œuvre pour redonner vie aux oubliés de l’histoire ainsi qu’une fierté à ceux qui en sont les descendants.
Tourmaline s’est faite d’abord connaître comme militante transgenre, et son travail artistique, axé sur la vidéo et la photographie, en est le prolongement naturel. Son œuvre consiste essentiellement en la création de mises en scènes complexes par lesquelles elle rend hommage à des figures importantes des mouvements LGBTQI+ et de la culture queer. Mises l’une à côté de l’autre, ses œuvres dessinent une généalogie imaginée de figures queers noires, dans les pas desquelles elle s’inscrit.
C’est d’ailleurs par son travail d’activiste au sein du „Sylvia Rivera Law Project“ que le personnage de Marsha P. Johnson, qui traverse son œuvre et notamment „Pollinator“, a connu une notoriété posthume à la fin des années 2000. Marsha P. Johnson fut une des leaders des révoltes de Stonewall en juin 1969, déclenchées en réaction à un raid policier visant le bar gay et lesbien Stonewall Inn situé dans le quartier de Greenwich Village à New York. Elle allait l’année suivante créer l’association „Street Transvestite Action Revolutionaries“ (STAR) avec Sylvia Rivera, tandis que cet endroit, devenu récemment le premier bâtiment officiellement au niveau de la ville de New York pour sa signification dans l’histoire LGBT, fermait.
Dans „Pollinator“ (2022), Tourmaline est filmée, en costume du début du 20e siècle, se déplaçant dans le Brooklyn Botanic Garden et les „period rooms“ de la même époque au Brooklyn Museum. Tourmaline effleure les plantes lors de sa déambulation, pour signifier qu’elle agit comme une pollinisatrice. „Polliniser, c’est répandre des idées, répandre des connaissances, l’histoire, de sorte que le paysage soit pollinisé par ces notions. Nous avons un passé, nous pouvons nous en inspirer, et en montrer notre joie“, expliquait l’artiste lors du montage de l’exposition que lui consacre le Mudam, à l’occasion de cette donation.
Ses déplacements sont entrecoupés par des images solaires de Marsha P. Johnson et celles plus émouvantes de la commémoration de sa disparition au bord de l’Hudson où elle fut retrouvée morte en 1992, sans qu’on sache si cette mort était accidentelle ou pas. Tourmaline aime chez cet autre „pollinator“ sa capacité d’affirmation, de prendre une place bien plus grande que celle qui lui est assignée et de faire du divertissement sans complexe un véritable manifeste politique.
Révolte contre les archives
La pratique artistique de Tourmaline consiste à mettre au premier plan ce qui reste habituellement dans les lieux marginalisés. C’est un combat contre l’effacement historique qu’elle mène, pour affirmer que ces histoires n’ont pas moins d’importance que d’autres, mais aussi pour aider à affronter le présent et à préparer un autre futur. Elle recourt, dans la poursuite de cette ambition, au fertile concert de fabulation critique développé par une universitaire de la Columbia University, la professeure en littérature afro-américaine Saidiya Hartman, dans un texte programmatique intitulé „Venus in two acts“.
Cherchant à raconter autrement la vie d’esclaves, qui, quand elles sont documentées, le sont par un nom sur une liste ou un acte sordide, elle propose de recourir à la fable. Il s’agit d’aller plus loin que ce que le philosophe Michel Foucault proposait dans le „Livre des vies infâmes“, à savoir raconter des vies à travers leur furtive rencontre avec le pouvoir telle que consignée dans l’archive. Elle veut aller au-delà de la relation de la violence qui a déposé ces traces dans l’archive, ne pas commettre de nouvelles violences par sa narration, mais, au contraire, parier sur la beauté comme antidote au déshonneur. Il s’agit de se révolter contre les limites de l’archive, de retrouver la vie quotidienne, les pensées et la vulnérabilité d’une personne, en jouant et réarrangeant les éléments de base de l’histoire. Saidiya Hartman propose d’imaginer ce qui a pu se passer, ce qui a pu être dit, ce qui a pu être fait, sans faire disparaître les non-sens et les opacités. Ce faisant, elle inverse la hiérarchie du discours et tisse ensemble passé, présent et futur.
Utile pour les vies d’esclaves, cet outil pourrait d’ailleurs tout aussi bien servir à éclairer la vie d’autres englouti·e·s, comme celle d’une jeune fermière de l’Oesling qu’on aurait assassinée dans les années 1830, qu’elle ne sert à Tourmaline à donner de l’épaisseur et de la beauté à Mary Jones qui a vécu à la même époque, à quelques milliers de kilomètres de là.
Un modèle en 1836
C’est en effet pour étoffer l’histoire de Mary Jones que Tourmaline a mis le plus à profit ce concept de „fabulations critiques“. Mary Jones était une travailleuse du sexe, femme trans, née en 1803, qui en 1836 est arrêtée pour avoir détroussé un homme qui avait eu recours à ses services et fut qualifiée un temps de „man monster“ par la presse new-yorkaise. Néanmoins, cela était bien maigre et il eût été sordide d’apporter sa vie sous ce seul aspect. Tourmaline s’est ainsi efforcée, par un travail d’archives, à ramasser des petits détails de sa vie et de l’environnement dans lequel elle s’est déployée – et d’„y rajouter de la valeur“.
Il restait tout de même de Mary Jones plus d’archives que les personnes évoquées par Saidiya Hartman. Le procès-verbal de son procès donne accès à quelques-unes de ses déclarations. „Elle parle de son désir d’être belle, comment le port de fleurs la fait se sentir belle. Ce sens de la beauté est magnétique“, rapporte Tourmaline. Pour étoffer son histoire, elle fait de Mary Jones une habitante de Seneca Village, une communauté d’Afro-Américains libres, propriétaires terriens, créée en 1825 sur l’île de Manhattan, deux ans avant que l’esclavage ne soit aboli dans l’Etat de New York.
Ce village manifestement créé par des abolitionnistes noirs, qui en achetant la terre voulaient avoir le droit de vote, comptait plus de 200 habitants, trois églises et une école, quand ses propriétaires furent expropriés en 1855 pour la construction de Central Park. L’existence de cette expérience peu commune a été redécouverte dans les années 1990. Son emplacement fait depuis l’objet de signalisations diverses, de visites guidées et a fait son „period room“ au Metropolitan Museum of Art. Tourmaline a aussi relevé que la prison de Sing Sing, dans laquelle Mary Jones a été condamnée à sept ans de prison, proposait ses prisonniers pour des travaux dans la ville, et imagine que New York a aussi été construite par des forçats.
Pour développer sa narration, Tourmaline s’est inspirée de l’astrologie de Mary Jones, laquelle dit d’elle était une personne expansive, qui ne voulait être contrainte par personne. Ses éléments lui ont servi à imaginer comment elle agissait et communicait. Le résultat, ce fut d’abord „Salaca“, un film entré dans la collection du MoMa. Puis une version plus longue, de dix-sept minutes, baptisée „Mary Ill of Fame“ et présentée à la Biennale de Venise 2022. Dans ces films, les stigmates originels sont retournés. Mary Jones est la membre d’une communauté d’hommes et femmes libres, qui fuient et affrontent un pouvoir raciste et autoritaire, lequel veut, par la construction d’un parc, faire cesser un projet pionnier. Le destin de Mary Jones est celui d’une expérience communautaire inédite et des premiers électeurs noirs dans un pays continuant de construire sa richesse sur l’esclavage.
À travers le personnage de Mary Jones, c’est sur des personnes capables de faire bouger les lignes, douées d’une agentivité hors pair, qu’elle s’attarde. La pensée intersectionnelle nous faisant dire que la position d’un transgenre noir au XIXe siècle était sans doute la position la plus dure à défendre, puisqu’il fallait se jouer des frontières raciales, de genre et même sans doute de classe. À la fin de ce film – dont l’un des producteurs est l’acteur Keanu Reeves – Mary Jones répète d’ailleurs: „Nous pouvons être ce que nous voulons.“
„Nous vivons une histoire similaire, tu dois croire que ton désir est possible et te déplacer dans cette direction“, observe Tourmaline. Le passé peut y aider, en évitant de se concentrer sur ses éléments les plus effrayants. „Pour moi, c’est beau de rappeler que nous venons d’une histoire belle et riche, non seulement parce qu’elle est riche, mais parce qu’elle a une influence sur ce que nous sommes aujourd’hui.“
L’enseignement est encore utile pour le présent. Près de deux siècles plus tard, beaucoup d’Etats conservateurs aux Etats-Unis sont en train d’adopter de nouvelles lois pour réguler la vie des transgenres. Que ce soit avec les „bathroom bills“, pour empêcher aux personnes transgenre d’accéder aux toilettes publiques du sexe de leur choix, ou les „anti-drag bill“, en projet actuellement dans pas moins de quatorze Etats. Néanmoins, Tourmaline voit une grosse différence avec le passé. „Les gens disent que ce n’est pas le monde que nous méritons, que nous voulons nous sentir libres, puissantes.“
Un art new yorkais
Tourmaline entrecoupe sa narration sur Mary Jones d’images d’archives de personnes profitant à la Belle Epoque de Central Park, pour rappeler les différentes couches d’histoire qui recouvrent ces lieux qu’elle arpente quotidiennement. Son art est un art local, qui prend des dimensions universelles par le statut de la ville des possibles dans laquelle elle déploie sa pratique: New York. Tourmaline vit et travaille dans la rue dans laquelle Mary Thompson travaillait dans les années 60, cachant dans les poubelles les vêtements de femme pour contourner une loi lui interdisant le cross-dressing. Ses vidéos et photos dessinent une topographie de la ville de New York. „New York joue un rôle crucial dans la compréhension de moi-même et du passé“, dit-elle.
New York est d’ailleurs un lieu où est repensé l’écriture de l’histoire. Défenseur d’une histoire grand public, le professeur d’histoire à la Columbia University, Karl Jacoby a notamment consacré un ouvrage (traduit aux éditions Anarchasis par „L’esclave devenu millionnaire“) qui montre comment un esclave, William Ellis, a su jouer avec les codes de couleur et les frontières territoriales pour, au départ du Sud esclavagiste, progresser dans la société et s’enrichir à Manhattan. „Beaucoup de gens ont trouvé à différentes périodes de leur histoire comment contourner les règles, comment créer une vie malgré le racisme qui ne le permet pas. Ce fut le cas aussi des habitants de Seneca Village. Cela forme une constellation où l’on peut puiser notre inspiration“, dit-elle.
Au début des années 2000, militant au sein de „Critical Resistance“, Tourmaline a mené la lutte réussie contre la construction d’une prison dans le sud du Bronx. Favorable à l’abolition des prisons, elle proposait d’investir le budget alloué aux prisons dans des centres communautaires, des logements abordables, des emplois sains et des hôpitaux. „Les gens qui sont en prison sont des personnes pauvres et de couleur, qui n’ont souvent pas les moyens de payer des factures et n’ont rien à voir avec des personnes qui ont commis un crime. Il faut penser à tout ce paysage, construit par une idéologie qui ne résout pas les problèmes“, dit-elle. Avec Tourmaline, preuve est faite que l’engagement de genre n’empêche pas l’engagement social, racial et sociétal.
Info
Le Mudam consacre une exposition photo et vidéo baptisée „Pleasure and Pollinator“, première présentation monographique de Tourmaline dans une institution européenne. C’est au Pavillon Henry J. et Erna D. Leir jusqu’au 15 octobre 2023.
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