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L’histoire du temps présentLe désamour des campagnes

L’histoire du temps présent / Le désamour des campagnes
Carte de membre de la Volksdeutsche Bewegung, un mouvement pro-nazi au Luxembourg, fondé en 1940. Cette carte appartenait à un chef de bureau d’Esch-sur-Alzette. (Certaines données personnelles ont été anonymisées.) Foto: Zinneke/WikiCommons

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Le régime nazi avait une haute opinion des paysans luxembourgeois. Il voyait en eux la partie la plus saine d’une population „racialement“ allemande. Celle qui avait le mieux préservé ses us et coutumes. Celle qui maintenait le lien avec la terre ancestrale. Mais cet amour n’était pas réciproque et le lien s’est encore davantage distendu après l’instauration du service militaire obligatoire.

La Volksdeutsche Bewegung (VdB) avait eu du mal à s’implanter dans les campagnes, tout particulièrement dans l’Ösling. Les sections locales n’avaient commencé à y croître qu’à partir d’octobre 1940, lorsque le régime nazi s’était résolu à contraindre les Luxembourgeois à adhérer au parti pro-allemand.

Pourtant, même après cela, le contrôle de la VdB sur les régions rurales n’avait jamais été comparable à celui qu’il exerçait dans les grandes et moyennes localités et le nombre d’adhérents y restait relativement faible. Ainsi à Tuntange, seuls 18 des 80 exploitants étaient encartés. A Kehlen, ils n’étaient même que 5 sur 100.1 Cela n’allait pas s’arranger au fil du temps, bien au contraire.

Le refus d’un régime impie

Les rapports du Sicherheitsdienst (SD) soulignaient que, dans les villages reculés, les adhérents de la VdB étaient perçus comme des traîtres et ostracisés.2 Un rapport parvenu au gouvernement en exil le confirme amplement.3 Son auteur, un fils d’agriculteur de Kautenbach, y raconte ainsi l’enterrement d’un certain Mathias S. La famille de ce dernier était pro-allemande et tout le monde au village ne les appelait plus que „d’Preisen“. Le père S. n’était plus servi au café du village „zanter hi’en ewe’ e Preiss ass“.

Mathias s’était enrôlé volontairement dans le Reichsarbeitsdienst (RAD) et était mort durant son service. Aucun des villageois n’alla à l’enterrement. Certains se cachèrent en revanche derrière les haies du cimetière pour observer la cérémonie, à laquelle assistaient des dignitaires nazis et des membres des jeunesses hitlériennes. D’autres passèrent ostensiblement le temps au café. Selon l’auteur, tous étaient unanimes:

„Mä, dén ass gudd freckt, hi’en hätt sollten mat der Maul eweg bleiwen, da wier hi’em neischt geschitt. Iwrigens alt eröm e Preiss manner. Öt ass e klenge Schu’od.“

Si les habitants de Kautenbach avaient si peu d’empathie, c’est parce qu’à leurs yeux les S. étaient morts socialement. Par leur engagement, ils avaient abandonné la communauté chrétienne et payaient désormais le prix de leurs péchés. C’était la justice divine qui avait frappé le jeune Mathias, comme le sous-entendait l’auteur:

„D’Dou’delu’ed ass och richteg ukom, âwer si war fest zo’gemât, an si hu’et nöt dûrfen opgemat ze gin. D’Preisen sôten, de Kadâver wär ganz schwârz. Curie’s Affair ! Wés der Deiwel, wat dém égentlech geschit ass !!“

Le développement du marché noir

Attachés à leurs traditions et à leur foi catholique, nombre de paysans luxembourgeois n’appréciaient guère le nouveau régime, qui avait entrepris de changer tout ce qui leur était cher. Ils étaient également remontés contre sa tendance à se mêler de leurs affaires, à leur prescrire ce qu’ils devaient produire et en quelle quantité, à fixer les prix des denrées agricoles. A procéder à des réquisitions.

„Les agriculteurs voient tous leurs produits soumis à des prix trop bas et sont forcés de délivrer aux autorités allemandes une partie de leurs récoltes“, peut-on lire dans un rapport adressé au gouvernement en exil:  „Les engrais chimiques et les machines agricoles font défaut. […] La mouture, l’abattage, etc. sont sévèrement réglementés.“4

En réaction au dirigisme du régime nazi, le marché noir se développa fortement. Dans un arrondissement rural comme celui de Diekirch, il était parfois difficile de se ravitailler, car les exploitants de la région préféraient vendre des produits comme le jambon, le beurre ou les œufs sous le manteau, à des prix évidemment plus élevés que ceux fixés par les Allemands.

Une arme à double tranchant

Des commerçants de la capitale ou du bassin minier avaient pris l’habitude de partir pour l’Ösling avec des produits de consommation (textiles, outils, etc.) et de les échanger contre des denrées alimentaires. Les civils allemands étaient également nombreux à faire le déplacement dans le Luxembourg occupé. Ils y trouvaient des produits encore plus rares chez eux, à des prix bien moindres que ceux qui prévalaient sur leur propre marché souterrain.5

Si certains paysans voyaient dans le marché noir une forme de résistance au régime nazi, cette pratique contribuait toutefois à la dégradation des conditions de vie sous l’occupation. Le mouvement de résistance LPL finit d’ailleurs par s’en inquiéter. Dans une note envoyée au gouvernement en exil, il demanda diffusion d’un „Appel un d’Letzeburger Baueren“, dans le cadre des émissions luxembourgeoises de la BBC.6 La récolte de l’année 1943-44 avait été plus mauvaise que celle de l’année précédente:

„Et ass leider viraus ze gesin, dat verschidde Baueren, grâd ewe’i s’et mam Speck, mam Botter, a.s.w. schon all de’ Joeren mân, och eröm Wucherpreisser fir d’Grompere froen, de’ dach en onentbehrlechen Artikel fir eis Populatio’n, a besonnesch fir de’ manner bemöttelt sin. Fir dém vireran entge’nt ze trieden, (wir et unbruet) an enger vun dénen e’schten Sendongen en Appel un d’Baueren ze richten, an dem se opgefuerdert gin zur Solidarite’t vis a vis vun hiren Matbierger.“

Un soulèvement sourd ou latent

Le passage progressif d’une stratégie de guerre de mouvement – de „Blitzkrieg“ – à une stratégie de guerre totale, lentement aux premiers mois de 1942, résolument au lendemain de la défaite de Stalingrad, allait peser plus lourdement encore sur les agriculteurs luxembourgeois. Les réquisitions se firent plus sévères, mais surtout, la conscription fut imposée à leurs fils.

Selon certains rapports du SD, l’éventualité de l’introduction au Luxembourg du service militaire hantait les agriculteurs depuis les premiers mois de l’occupation. Ils laissaient entendre que cette mesure provoquerait des troubles dans les campagnes. En effet, mise à part l’angoisse qu’ils avaient de voir leurs enfants risquer leur vie pour cette Allemagne à laquelle la plupart d’entre eux étaient hostiles, il y avait aussi les craintes quant au devenir de l’exploitation. Il était déjà dur de recruter des saisonniers. Qui s’occuperait des travaux en l’absence des jeunes hommes sur lesquels la famille comptait?7

Lorsque les fils furent finalement enrôlés, il n’y eut pas de soulèvement armé, mais un soulèvement sourd et latent qui, à partir du printemps 1943, allait prendre la forme d’une formidable machine de dissimulation de milliers de réfractaires et déserteurs de l’armée allemande.


1 Archives nationales de Luxembourg (ANLux), Fonds Chef der Zivilverwaltung (CdZ), rapports du Sicherheitsdienst (SD) 030, rapport du 28 novembre 1940.

2 ANLux, CdZ, SD 027, rapport du 5 octobre 1940.

3 ANLux, Fonds Affaires étrangères (AE), Gouvernement en exil (Gt Ex) 380, Tatsachen aus dem letzebuerger Land aus der Zeit vun er preisescher Besetzung, de’ ganz deitlech d’Haltung an d’Mentaliteit vun de Letzebuerger vis-a-vis vun de Preisen beweisen, microfilm G.E. 45.

4 ANLux, AE, Gt Ex 380, rapport sur la situation du Grand-Duché de Luxembourg, microfilm G.E. 45.

5 ANLux, CdZ ,SD 031, rapport du 20 janvier 1942.

6 ANLux, Fonds Documentation historique Deuxième Guerre mondiale (DHIIGM) 58, Propositio’n fir eng Sendong vun der BBC: Appel un d’Letzeburger Baueren.

7 ANLux, CdZ, SD 030, rapport du 28 novembre 1940.