Le projet „Papaya“ est l’enfant d’une prise de parole, d’une révolte, celle qui a vu des afro-descendantes créer en 2019 l’association Finkapé. C’est dans ce cadre-là, aux premières heures du mouvement, que Jennifer Santos Lopes et Mélissandre Varin ont été présentées l’une à l’autre. Elles ont travaillé ensemble avant même de se connaître et c’est sous la forme d’un collectif, „Papaya“, auquel appartient aussi le musicien Eric G. Goy, que, depuis, elles se découvrent et malaxent ensemble leurs expériences. C’est leur contribution d’artistes à un mouvement multiforme qui œuvre aussi bien à la sensibilisation du grand public qu’à l’émancipation de ses membres.
Le projet et le travail de libération qu’il comporte furent accompagnés par une ouverture croissante envers le discours anti-raciste, notamment dans le sillage de Black Lives Matter. „Je ne me sentais pas encore sûre avec ces sujets au début. Avec le lâcher prise, ce qui s’est passé, on a appris à mieux se connaître“, dit la première. „Le terrain au début n’était pas super fertile. Avoir la pause avec la pandémie et les mouvements, et davantage de discussions sur la décolonisation fut important. On savait que ça n’allait peut-être pas être accueilli à bras ouvert, mais qu’il y avait des graines qui pouvaient pousser dans la tête des gens et dans nos têtes. Maintenant, c’est le moment“, pense Mélissandre Varin, qui, en termes de genre, se définit comme non-binaire et emploi le pronom iel.
À un „rythme décolonial“
Ce sont aussi de nouvelles perspectives financières qui se sont ouvertes, avec la prise de conscience à retardement au Luxembourg des problèmes de racisme structurel liés à un passé colonial encore tabou. „Papaya“ a le soutien de la SACEM, de l’Œuvre Grand-Duchesse Charlotte, du Ministère de la Culture, des 3-CL et est réalisé en co-production avec la Kulturfabrik. Son budget est conséquent et aura permis d’adopter un rythme que les deux complices aiment d’ailleurs qualifier de „décolonial“, c’est-à-dire sans l’urgence de produire quelque chose et avec le soin d’aller au fond des choses, accompagné d’un thérapeute. Il y a un an, les deux artistes effectuaient une première résidence à Coventry. Iels ont pu y mesurer l’écart de maturité avec un Luxembourg dans lequel un projet artistique comme „Papaya“ est tout à fait nouveau. La cité anglaise est habituée aux créations qui s’emparent de ce sujet, on y rencontre moins de tabous réels ou ressentis. „Avoir ce soutien, ne pas se sentir précurseurs, c’était comme être dans les bras d’un parent“, résume Mélissandre. „C’était émotionnellement important à Coventry, et financièrement important au Luxembourg.“
Il arrive néanmoins encore, „quand elle n’est pas centrée“, à Jennifer Lopes Santos de se laisser écraser par le poids de la responsabilité de passer en première, la peur de l’échec pour elle, l’enfant du pays. „Il y a la peur de donner des raisons aux stéréotypes. Il faut aller plus loin et décoloniser nos réflexes d’excellence.“ En ce mois de février, ce sont cinq artistes impliqué.e.s dans Papaya à avoir déposé leurs valises à la Banannefabrik pour trois semaines de résidence et préparer la restitution d’une recherche en perpétuelle renouvellement. „Il se passe beaucoup de choses émotionnellement“, explique-t-elle. „On déterre des sentiments, mais surtout pas mal de traumas.“ Pour sa part, elle a pris conscience du fait d’avoir été fétichisée, très jeune, à âge où l’on ne cherche pas l’amour. Dans la rue, on lui faisait des réflexions sur son corps. „Mon corps était vite objectifié et hypersexualisé“, dit-elle. Elle a pris conscience de la présence masculine blanche dans sa vie, qui s’est traduite en anxiété sociale et dépressions. „C’était le truc le plus lourd et chaque micro-agression venait s’ajouter à ce tas-là.“
„Avec Papaya, c’est un retour à la personne que je n’aurais pas pu imaginer être“, confie Mélissandra Varin. Iel a souffert d’une pratique, le tough love, en vogue dans les familles et communautés afro-descendantes, sorte de mécanisme de survie, qui broie les plus sensibles. „Parce que je suis très sensible, j’ai l’impression qu’on m’a dépourvu de ma capacité de comprendre et d’aimer. Il y a du racisme intériorisé qui se joue aussi dans les espaces domestiques“, confie-t-iel. Le projet „Papaya“ a pour matière première les discriminations et assignations diverses et variées que peuvent subir les afro-descendantes. Mais il en est ressorti des thèmes différents de la rencontre entre deux artistes „afro-descendantes de différents endroits et de différentes cultures“. „Au début, on était un peu aveuglé.e.s par la projection de ce que les autres attendaient de nous. C’est une thématique difficile, en tant qu’artiste racisée, de pouvoir faire notre art sans avoir à répondre à une demande, à rentrer dans une boîte rigide de ce que les gens attendent“, explique Mélissandra Varin. Des discussions sur les aliénations à soi, à sa culture, son corps, à son genre, et au besoin de ne pas se sentir seule, sont ressortis les thèmes de l’intimité, la tendresse et l’aliénation. „Souvent, on attend de performeurs noirs quelque chose de violent. Nous n’offrons pas de performance stéréotypée. La tendresse est une recherche de profondeur avec le public, mais avant tout entre nous.“
Souvent, on attend de performeurs noirs quelque chose de violent. Nous n’offrons pas de performance stéréotypée. La tendresse est une recherche de profondeur avec le public, mais avant tout entre nous.
Le corps noir est le point de rencontre de ces expériences. Il est devenu le canevas d’une pièce qui ne pouvait que relever de la danse, espace de rencontre entre une artiste performeuse (Mélissandre Varin) et une styliste et artiste plasticienne, danseuse (Jennifer Lopes Santos), mais le projet „Papaya“ est plus large et crée des œuvres de performance dans un large éventail de médias. „On peut mettre dessus tous les costumes qu’on veut, je reste un corps noir, lequel est déjà utilisé avant que j’en aie le temps“, constate cette dernière. La pièce met en scène la réappropriation de son corps, ce qui renforce sa dimension afro-féministe.
„Un bouclier de protection“
Si c’est un spectacle de danse, il est beaucoup question de mots, ceux des assignations qu’on peut lire sur les costumes dont le corps de Jennifer Santos Lopes se défait, accompagnée par une musique conçue „comme un collage“ d’enregistrements de la vie de tous les jours par l’artiste sonore Eric G. Foy. On y retrouve notamment des discussions au sujet de ce dernier, d’ascendance mauricienne, travaillant à son aliénation. „Ce projet est avant tout un espace, qui fait ressortir quelque chose de notre personne“, rapporte Eric G. Foy. „Je dois toujours plonger dans l’eau froide et m’y habituer. Je me sens vivre. C’est un plongeon en soi, qui peut blesser un peu, mais cela ouvre une porte vers une identité profonde à laquelle je n’ai pas accès. Ce projet ressemble à une sorte de tentative à rechercher et comprendre son humanité.“
Jennifer Lopes Santos parle de tas, quand elle pense aux discriminations subies, et dit qu’elle vient ce vendredi à Luxembourg pour „déposer quelque chose qui ne m’appartient pas, qui ne m’a jamais appartenu“. „Papaya“ est un véritable projet de développement personnel et artistique „On fait attention à ce que le produit fini soit comme on le veut, mais c’est important qu’on nomme le processus, qu’on a des résidences plus longues que d’habitude, qu’on fait de la thérapie de groupe, car on touche à des sujets qui sont difficiles pour nous en tant qu’individus, mais aussi pour les gens avec lesquels on les partage“, explique Mélissandra Varin. D’ailleurs, leur démarche thérapeutique novatrice pourrait être utile pour tous les artistes en général, pour garantir à tous un processus de création inscrit dans le care. „Avoir créé ce noyau qu’est Papaya a créé une sorte de bouclier de protection“, conclut Jennifer Lopes Santos.
A venir
Première restitution de „Papaya“ le 3 mars 2023 à partir de 19.00 h dans le cadre du „3 du Trois“ à la Banannefabrik (soirée durant laquelle Jill Crovisier avec „JCSOUND1 – Creative soundscaping in dance“ et Jennifer Gohier avec „Carnaval“ présenteront aussi leurs travaux en cours). En amont du spectacle, une conférence participative (sur réservation) autour de la santé mentale des personnes racisées, queers et transgenres avec Sym Mendez comme invitée et Jihan Imago à la modération. La conférence se suivra d’une projection d’une série de dix vidéos courtes d’artistes afro-descendantes du monde entier intitulée „Unregulated Black Intimacy“ faisant partie de l’introduction du projet „Papaya“.
„Papaya“ sera présentée dans une version définitive à la Kulturfabrik le 12 mai 2023.
Sie müssen angemeldet sein um kommentieren zu können