La diversité des nationalités est remarquable également: 23.000 Allemands, 14.000 Italiens (8.700 hommes, 5.300 femmes), 4.700 Français, 4.100 Belges, 2.600 Polonais, 2.600 apatrides, 1.200 Yougoslaves, 800 Autrichiens, 600 Sarrois, 500 Russes, 400 Tchécoslovaques, 300 Suisses, 200 Lituaniens, 200 Hongrois, 200 Néerlandais, 150 Américains, 120 Espagnols, 40 Britanniques, 30 Portugais.
La crise économique mondiale et la fonction de „soupape de sécurité“ ou plutôt d’armée de réserve jouée par les étrangers dans l’économie luxembourgeoise tout au long du 20e siècle expliquent la chute sensible de ces chiffres. Plus de la moitié des étrangers sont renvoyés et priés de quitter le pays. Dans l’industrie sidérurgique et minière, ils étaient 11.600 en 1929. En 1933, il n’en reste plus que 4.400 (25% des ouvriers occupés), dont 1.100 Italiens et 1.600 Allemands. Voilà pourquoi le Luxembourg, tout en possédant le taux d’emploi le plus bas de tous les pays industrialisés, ne compte en 1933 qu’un maximum de 2.159 chômeurs.
Comme le montre le recensement des étrangers du 20 octobre 1933, la diminution la plus prononcée se rencontre chez les Yougoslaves, réduits de 82%, passant de 1.200 à 200 personnes, ainsi que chez les Lituaniens, réduits de 65% (de 200 à 70). Le nombre d’Italiens dans la population chute en ces trois ans de 14.000 à 10.000 (27% de moins) puis à 7.500 en 1940 („Personenstandsaufnahme“ du 15 décembre 1940 par l’occupant allemand). Le nombre des Allemands passe de 23.000 à 19.400 en 1933 puis descend à 11.000 en 1940.
La crise économique des années 1930 marque ainsi une rupture importante dans l’histoire des immigrations au Luxembourg. Mais cette rupture s’annonçait depuis 1914. La Belle Epoque (1870-1914) fut marquée par une attitude libérale tant du point de vue de la politique migratoire que du droit de la nationalité, ce qui a permis l’intégration dans la société de milliers d’immigrants et de leurs enfants. À partir de la Première Guerre mondiale, on entre, lentement mais sûrement, pas seulement au Luxembourg, dans une phase complètement différente, caractérisée ainsi par l’historien des migrations Klaus J. Bade: „La Première Guerre mondiale et l’entre-deux-guerres transformèrent radicalement le rapport entre l’État et la migration. Le protectionnisme et la volonté d’autarcie devinrent la caractéristique de l’économie mondiale, l’État interventionniste devint la normalité européenne. Dans ce contexte, le contrôle et la régulation restèrent les instruments d’une politique de migration en visant la fermeture et l’exclusion nationales.“
Protectionnisme et logique ethnonationale
Deux exemples: Une proposition de loi de 1918, issue des rangs syndicaux, demande que 80% des employés et 95% des ouvriers devraient être de nationalité luxembourgeoise dans la sidérurgie. Si cette proposition n’est pas réalisée telle quelle vu les besoins de main d’œuvre, les gouvernements successifs assurent néanmoins aux ouvriers de nationalité luxembourgeoise, avec le soutien des syndicats, jusqu’à la crise économique des années 1970, le quasi-monopole de l’emploi dans l’industrie sidérurgique.
La politique protectionniste de l’entre-deux-guerres est bien résumée par deux autres chiffres, concernant l’évolution de la population active pour le secteur de l’industrie dans son ensemble: le taux de la population active étrangère passe de 32% en 1907 à 17% en 1935 et atteint son niveau le plus bas en 1947 avec 13%.
L’attitude des syndicats libres est ambivalente jusque dans les années 1970. D’un côté ils approuvent et encouragent les mesures protectionnistes. De l’autre, ils luttent au nom de la solidarité internationale contre la politique d’expulsion frappant des militants ouvriers de gauche et se battent pour une amélioration des conditions de salaire et de travail de tous les salariés (aussi évidemment pour contrecarrer des stratégies de dumping des entrepreneurs.)
Au même moment, la Chambre des Députés bloque les demandes de naturalisation, puisqu’elles émanent en grande majorité d’Allemands. Aucune naturalisation n’est votée de 1914 à 1930. Seulement 122 personnes furent naturalisées de 1930 à 1950, dont trois Italiens. Trois demandes d’Italiens acceptées sur dix-sept. La Chambre des Députés refuse de voter sur des centaines de demandes de naturalisation au cours des années 1930, dont beaucoup émanant de Juifs allemands, polonais ou apatrides pour qui la nationalité luxembourgeoise représentait une protection juridique, face à un environnement de plus en plus menaçant.
Pour mieux se défendre contre les visées annexionnistes de son grand voisin, le Luxembourg reprend, en matière de droit de la nationalité, la logique allemande de 1913, basée sur l’exclusivité du droit du sang, une logique de plus en plus ethnique. Après 1933, comme la menace que constituait l’Allemagne nazie pour l’indépendance du Luxembourg devenait chaque jour plus évidente, de plus en plus de forces politiques, de droite comme de gauche d’ailleurs, insistent sur le „Luxemburgertum“ comme rempart contre le „Deutschtum“.
Malgré un net recul de l’immigration après 1930, le discours de l’„Überfremdung“ est emprunté à la droite nationale française, ce discours sur le poids de la race et de l’hérédité, son culte de l’enracinement et de la généalogie, mis au service d’une nation soi-disant „pure“, a pénétré non seulement dans la presse conservatrice mais également dans la presse libérale. L’Escher Tageblatt, organe des syndicats socialistes, met en garde contre ce „danger d’inondation“ au nom de la protection du travail des Luxembourgeois.
Cette logique aboutit à la loi du 9 mars 1940 sur l’indigénat luxembourgeois qui abolit le double droit du sol au profit de l’exclusivité du droit du sang, et va même jusqu’à abolir les possibilités d’option prévues par le Code civil de 1803-1804 et par toutes les lois ultérieures du 19e siècle, double droit du sol et droit d’option qui avaient permis à plus de mille jeunes Italiens de devenir Luxembourgeois.
Engagement antifasciste et répression gouvernementale
Parmi les communautés d’immigrés ouvriers, il n’y a pas que les immigrés économiques. Beaucoup étaient aussi des immigrés politiques: anarchistes, socialistes, communistes.
Cela vaut avant tout pour la communauté italienne. Depuis la prise de pouvoir par Mussolini en octobre 1922, la colonie italienne est en effet coupée en deux. Le monde ouvrier est dans sa majeure partie antifasciste. Avec l’instauration progressive de la dictature fasciste en Italie, bon nombre d’antifascistes ont pris le chemin de l’exil et se livrent à une propagande très active dans différents journaux fondés à Paris, à Genève, à Bruxelles et au Luxembourg.
L’Italie officielle, représentée par la Légation – appelée par la suite Consulat général d’Italie –, l’œuvre Bonomelli, puis la mission catholique, et la Casa d’Italia – soutient le fascisme. Une grande partie des notables et de la petite bourgeoisie commerçante s’identifie à eux. A partir de la fin des années 1920, un petit noyau d’activistes fascistes se met en place, concentré principalement à Esch-sur-Alzette. En s’appuyant sur ce groupe, les services de la Légation d’Italie autour du personnage clé, Attilio Colombo, vice-consul de 1922 à 1944, se lancent dès les débuts du fascisme dans une chasse continuelle aux antifascistes, en constituant des listes entières d’„éléments dangereux“ à expulser du Luxembourg.
Dans le camp antifasciste, au Luxembourg, comme dans les pays voisins, c’est le Parti communiste italien qui représente le courant le plus fort. Bien structuré dans la clandestinité, s’appuyant sur une discipline de fer, profitant de l’appui logistique de Moscou, il peut compter sur une sorte de relève continuelle pour compenser les pertes subies par les nombreuses expulsions. Dans les années 1920, le Parti communiste luxembourgeois ne subsiste ainsi que sous l’impulsion des militants italiens.
Si les mesures de police des étrangers visaient avant la Première Guerre mondiale avant tout les „misères étrangères“, des personnes socialement en marge de la société, elles frappent dans l’entre-deux-guerres avant tout des „éléments indésirables“ pour des raisons politiques. La répression policière et les risques que tout engagement politique et social faisait courir aux immigrés est en même temps une des causes du manque de visibilité des immigrés dans les organisations ouvrières et du taux de syndicalisation peu élevé des étrangers.
La solidarité entre Luxembourgeois et étrangers est loin d’être évidente dans un tel contexte. Elle se réalise quand même: à partir de 1933, une prise de conscience véritable du danger fasciste de la part de toute la gauche conduit vers une politique de front populaire et un regain d’activité politique et syndicale dans l’antifascisme au Luxembourg.
Cette solidarité renvoie à un autre domaine où la solidarité est restée réelle entre partis de gauche, syndicats libres et immigrants durant tout l’entre-deux-guerres. C’est celui de la lutte contre la répression policière qui frappe les militants antifascistes dans l’entre-deux-guerres, qu’ils soient communistes, socialistes ou anarchistes, qu’ils soient Italiens, Allemands ou Polonais. (à suivre)
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