„Les Misérables“ est un roman-fleuve de 1.500 à 2.000 pages selon les éditions, une fresque protéiforme faisant intervenir une kyrielle de personnages insérés dans des scènes diverses et variées dont certaines sont devenues anthologiques. Ainsi, se fixer comme objectif de faire voyager – seul – le public à travers un tissu diégétique aussi fourni constitue une réelle gageure et en même temps une réelle performance artistique demandant des qualités telles que la présence scénique, la capacité à puiser dans toutes les ressources de l’imagination ou encore celles conférant une épaisseur et une substance à des êtres de papier que la seule Isabelle Bonillo fit, avec brio et inventivité, vibrer et se mouvoir. Ce qui d’emblée frappe les esprits est la démarche proprement participative de cette forme de théâtre: pour pasticher la formule d’Umberto Eco, nous pourrions dire qu’elle pourrait se résumer à „lector in scaena“ (cf. „Lector in fabula“, „le lecteur dans l’histoire“), c’est-à-dire à la fois sur scène et dans la mise en scène – menée ici avec maestria.
Présence démultiplicatrice
Le lecteur-spectateur de Victor Hugo se fait, le temps d’une réplique, voire d’une saynète, acteur – contribuant à la co-construction d’un récit orchestré par une voix off omnisciente narrant, comme dans une sorte de précipité chimique combinant fidélité au texte et célérité elliptique, notamment le destin de Jean Valjean. On appréciera ainsi la présence démultiplicatrice et la puissance évocatrice de la comédienne Isabelle Bonillo qui, de façon à la fois humoristique et pour ainsi dire „fantasmatique“ (au sens étymologique où elle fait naître, outre les émotions vectrices d’adhésion, toute une série d’images mentales structurantes), traverse, tel Pégase, une œuvre romanesque réduite à l’essentiel, comme s’il s’agissait du scénario d’un film qui n’aurait qu’une interprète.
Réduire à l’essentiel ne signifie pas pour autant réduire à sa portion congrue: la comédienne, qui souhaite par ailleurs que les spectateurs s’entraînent à être misérables, synthétise, mais ne dénature pas. Grâce à son talent de conteuse et à la dimension caméléonesque de son art théâtral, Isabelle Bonillo, avec une extraordinaire densité, fait plonger son public dans les destins croisés de figures hugoliennes qui sont autant de types humains éternels, entrés dans le panthéon de nos cultures et de nos imaginations.
En définitive, outre ses qualités de narration, d’animation et d’engagement, ce spectacle montre d’abord qu’on peut sensibiliser le public à la précarité d’aujourd’hui même avec des moyens scéniques réduits: à l’heure de l’inflation galopante et des coupures de courant, elle rend attentif à la pérennité des difficiles situations d’indigence de notre temps. En plus d’être interactionnel et convivial, le théâtre d’Isabelle Bonillo est engagé, comme le fut Hugo lui-même à son époque. Ensuite, il souligne l’extraordinaire plasticité des œuvres dites „classiques“ dont la transhistoricité, la transcontextualité, etc. sont une fois de plus démontrées. Or, comme l’on sait, la notion de „classique“ se réfère de manière générale à la réception d’une œuvre, à la reconnaissance durable qu’elle obtient au sein de la société qui la reçoit, et à l’importance qu’elle prend dans la culture dont elle fait partie. Parce qu’il incite les participant·es à gagner en pouvoir de (se) penser, de (se) dire et d’agir, le seul en scène d’Isabelle Bonillo contribue avantageusement à ce processus.
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