Headlines

„Andromaque“ de Racine au Grand ThéâtreUne symphonie tragique

„Andromaque“ de Racine au Grand Théâtre / Une symphonie tragique
Andromaque (Sophie Mousel) et sa confidente, Céphise (Johanna Bonnet-Cortès) Photo: Antoine de Saint-Phalle

Jetzt weiterlesen! !

Für 0.99 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

„Il suffit d’avoir une fois lu ou entendu des vers de Racine pour être à jamais marqué par le mystère de leur transparence, si parfaitement accordé à cet idéal de représentation, à cette forme pure qu’est la tragédie classique dont le modèle nous semble valoir pour l’éternité.“ (Philippe Adrien, „Instant par instant“, Actes Sud-papiers, 1998)

Le 11 novembre dernier s’est déroulée la première de la célèbre pièce de Racine, „Andromaque“ (1667), dans une mise en scène qu’on pourrait qualifier de synesthésique (combinant couleurs, lumières et musique) d’Yves Beaunesne, servie par une série de comédiens (essentiellement jeunes) qui donnent à la cruauté tragique racinienne une dimension fascinante. Dans cette création qui se jouera jusqu’au 20 novembre prochain, le metteur en scène a su, deux heures durant, embarquer le spectateur dans un univers de démystification (de la guerre et de l’amour) en évitant le piège de l’actualisation ou de la modernisation, et ce au profit de l’intemporalité ou plutôt de l’éternelle actualité de ce qui se joue dans ce drame où les questions de chantage sexuel, infanticide et suicide sont abordées de façon furieusement vivante.

Le premier élément qui interpelle et questionne le spectateur est le décor (épuré et hautement symbolique) de cette tragédie dans laquelle Racine produit le plus d’effet par l’énergie et la vérité des passions ainsi qu’une continuelle alternative de crainte et d’espérance, de terreur et de pitié. Ces dernières sont représentées par l’arrière-fond de la scène, qui représente à la fois la salle du palais de Pyrrhus (à Buthrote, ville d’Epire) et une sorte de vitrine-paysage état d’âme où se font jour les atermoiements souterrains et presque indicibles de l’âme des personnages: les déchirements d’Andromaque (l’expressive Sophie Mousel) partagée entre son fils et son époux mort, la fureur jalouse d’Hermione (la flamboyante Eugénie Anselin, qui a su donner une véritable épaisseur corporelle à la „tristesse majestueuse“ dont parle Racine), la passion qui possède Oreste (le pétillant Adrien Letartre que l’on sentait profondément habité par cette forme d’exaltation et de violence qui caractérisent la tragédie) jusqu’à la folie …

Liberté jouissive et créative

L’habillage musico-décoratif est une réussite dans la mesure où il semble révéler la démesure et la fragilité des êtres, la puissance des affects et des corps désirants, les antagonismes irréconciliables, les gémellités irrésistibles. Dans cet espace où s’expose la vulnérabilité des êtres, le désir submerge, faisant fi de toute notion de consentement, de prévision ou de stratégie politique: le langoureux saxophone le dispute aux violons qui, pour pasticher Verlaine, „blesse [leur] cœur/D’une langueur/Monotone“. À cela s’ajoute le jeu des couleurs et des éclairages scéniques qui glacent ou qui réchauffent en fonction des états d’âme des uns et des autres. La mise en scène d’Yves Beaunesne, fondée sur une paradoxale sobriété synesthétique, souligne ainsi l’idée que pour pénétrer dans le labyrinthe intime d’êtres tourmentés, il faut emprunter différentes voies/voix qui s’appellent et se complètent.

De plus, profondément ancré dans la vérité de la langue exigeante et limpide qu’est celle de Racine, le jeu des comédiens a mis en évidence une liberté jouissive et créative à servir l’idiome de Racine. Qu’il s’agisse du rôle de Pylade (incarné par l’inoubliable Jean-Claude Drouot), de celui d’Hermione, de sa confidente (Cléone, interprétée par Mathilde de Montpeyroux), de Céphise, confidente d’Andromaque (Johanna Bonnet-Cortès), le spectateur a ressenti, chez les acteurs, le rapport sensible, voire sensuel au verbe racinien qui se diffuse, s’exhale voire s’embrume dans la phrase soumise à la règle de l’alexandrin. Notons au passage que la mise en scène semble accorder une grande importance aux personnages secondaires, qui s’efforcent de protéger les protagonistes amoureux contre eux-mêmes: Cléone, Céphise, Pylade ne sont pas que de simples adjuvants, ils sont de véritables forces tragiques centripètes au service de la mécanique tragique.

La mise en valeur du vers racinien est d’autant plus remarquable dans les nombreuses scènes agonistiques qui égrènent la pièce, et ce entre des êtres résolus et incohérents, animés de passions parallèles et inconciliables. Les comédiens ont bien montré que l’amour tragique – frappé d’interdit ou dans l’impossibilité de se satisfaire, se transformant aisément en haine par le biais de la jalousie – ne peut être qu’un état d’asservissement et de souffrance. La nudité scénique – habillée d’instruments et de chœurs donnant une âme musicale aux cris poussés ou retenus, la diction oscillant entre poésie et effet de parole, les costumes savoureusement symboliques – autant d’éléments dépositaires de l’esthétique théâtrale beaunesnienne, renouvellent en définitive (sans le dénaturer) le regard et l’intérêt que le spectateur d’aujourd’hui peut porter sur l’entrechoquement d’une série de pantins métaphysiques en situation, confrontés à un Éros meurtrier, aussi pitoyable que terrifiant.

Infos

Au Grand Théâtre à Luxembourg: mercredi 16, jeudi 17, vendredi 18 et samedi 19 à 20.00 h, dimanche 20 à 17.00 h. Durée: 2 heures sans entracte.