Le duo d’artistes Michael Clegg et Yair Martin Guttmann s’intéresse aux rapports de pouvoir. Il est connu pour être à l’origine d’une nouvelle institution culturelle qui, depuis Graz en 1991, a gagné toutes les grandes villes de la planète: l’armoire à livres publique. Son caractère subversif est aujourd’hui désamorcé par les lois de l’habitude. Mais leur création remettait en cause les fondements mêmes de la transmission du savoir. Ils voulaient créer une institution parfaitement démocratique, à laquelle tout le monde peut accéder gratuitement, à toute heure, et ce, sans avoir besoin de décliner son identité. Ils imaginaient d’ailleurs qu’on pourrait déduire des titres des livres déposés dans ces armoires un portrait des habitants des quartiers qui en accueillent. Les deux compères se nourrissent depuis le début de leur collaboration dans les années 80 de sociologie, mais aussi d’histoire. Avec „Humiliation“ en 2015 à Vienne, ils avaient malicieusement rappelé la fonction ancienne d’un lieu aujourd’hui très commercial, le „Goldene U“, en y plantant une sculpture représentant trois instruments médiévaux de déshonneur, dont une flûte de la honte qui empêchait les mauvais musiciens de récidiver, et en suggérant des parallèles avec l’usage contemporain des lieux.
C’est aussi dans le passé, mais plutôt dans l’époque moderne cette fois, que Clegg & Guttmann puisent leurs références pour composer les portraits qui habillent le deuxième étage de la Konschthal. Leurs compositions, riches en clairs-obscurs, renvoient aux peintres aussi bien hollandais, qu’italiens ou espagnols, de Rembrandt à Velasquez via Caravaggio. Les portraits étaient alors faits pour mettre en valeur les sujets et leurs attributs. Mais le duo d’artistes contemporains ne répond aux commandes qu’à la condition de rester propriétaire des photos si celles-ci sont refusées. Cela leur permet d’interroger et de jouer même avec les codes du portrait, ainsi que d’étudier les poses, gestes et accessoires qui forment la grammaire du pouvoir tel qu’il se veut se montrer.
À la Konschthal, ils exposent donc des photos qui ont été rejetées. Les auteurs ne veulent pas en dire plus sur les raisons du désaveu. Ils ne veulent pas que leur travail verse dans l’anecdotique. Ce serait certes la tâche d’un.e sociologue de faire l’histoire de ses clichés et de leurs défauts qui furent rédhibitoires aux yeux de leurs sujets. Malgré tout, on peut regretter que le visiteur n’en sache pas plus que les titres pas souvent explicites des photos et l’année de la prise de vues. Sevré d’informations, il pourra néanmoins spéculer sur les raisons des refus. Certains semblent évidents, telles ces mains qui trahissent l’âge et traduisent mal le dynamisme qu’exige la fonction. Il y a aussi des regards inquiétants, comme ceux de ce jeune garçon, qu’on dirait possédé. Il y a aussi cette composition troublante de six Bundesminister allemands qui brouillent les échelles et paraissent introduire des hiérarchies fictives entre les personnages. En tout cas, l’exposition rappelle comment la photographie peut se hisser à la hauteur de la peinture, comme dans ce portrait stylisé des responsables locaux de la culture à Esch, le bourgmestre Georges Mischo en tête, qui aurait toutes les chances d’être rejeté si l’on considère le caractère surfait de regards tournés vers l’horizon.
Jeux d’échelle
Le photographe luxembourgeois, Pasha Rafiy, a, lui aussi, un lien avec l’Autriche où il réside et a aussi cette aspiration à mettre à nu le pouvoir. Son procédé est néanmoins autre. Au lieu de construire une image allégorique du pouvoir, il replace ses détenteurs dans leur environnement duquel l’exposition médiatique et la notoriété tendent à les arracher. Le film documentaire „Foreign Affairs“ consacré en 2015 à Jean Asselborn était un modèle de cette démarche. Dans nos colonnes, il avait expliqué qu’il voulait „montrer Jean Asselborn comme un homme qui est devenu ministre des Affaires étrangères par hasard“. On y voyait notamment le ministre discuter du fond de son jardin de Steinfort des conflits religieux qui divisent des régions lointaines. Jean Asselborn est encore présent à la Konschthal, par un extrait de quelques minutes du film passé en boucle. Assis sur le rebord de son lit, l’homme d’État décompresse en regardant au loin à travers la fenêtre, un fauteuil vide à côté de lui. C’est la solitude et l’humanité qui étaient ainsi mises en perspective.
La notoriété devient toute relative avec la distance que prend Pasha Rafiy vis-à-vis de ses sujets. Même lorsqu’il entre dans la cage d’un singe qu’on devine être l’attraction d’un zoo, le primate gagne aussi en humanité, tout à coup surpris et visiblement attendri par cette rencontre sans barreaux avec le photographe. Même les statues ne résistent pas aux rappels à la modestie de l’objectif de Pasha Rafiy. Celle d’une statue de Joey Ramone enterrée à Hollywood forever semble devenir une œuvre narcissique et insignifiante. Lorsqu’un homme monte sur un pick-up pour prendre un selfie avec un avion en cours d’atterrissage derrière lui, Pasha Rafiy immortalise aussi le banal sinon le ridicule de la scène, dont le selfie ne gardera aucune trace. À l’heure des photos jetables, la double exposition de la Konschthal rappelle que la photographie peut avoir un effet durable.
Infos
L’exposition „People and places“ de Pasha Rafiy et l’exposition „Rejected“ de Clegg & Guttmann, (tout comme l’excellente exposition consacrée au Lituanien Demetrius Narkevicius d’ailleurs), se tiennent jusqu’au 15 janvier 2023. Ensuite, la Konschthal sera fermée pour travaux jusqu’au mois de juin 2023. À noter que le samedi 12 novembre, de 14h à 15h, le duo d’artistes Clegg & Guttmann sera présent à la Konschthal pour discourir sur les modalités du portrait dans l’art contemporain (en anglais).
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